Loin de la pose des
minets en cuir du CBGB (Television,
Ramones, New York
Dolls, Blondie, ce genre de plaisanteries…)
une scène souterraine fait table rase des codes établis
dont le punk semblait incapable de se détacher, pour créer
une musique extrême qualifiée alors de No-Wave, précurseur
du mouvement Noise et balise d’une certaine idée du
rock indépendant.
Une scène riche, éphémère sans concession
et quasi sans public : Teenage Jesus
& the Jerks de Lydia Lunch, Suicide,
Sonic Youth, Swans,
Fœtus, the Gynecologysts,
the Contorsions, the
Theoreticals Girls de Glenn Branca, DNA
de Arto Lindsay constituent les vivants piliers d’une
scène dont certains fragments avaient été compilés
par Brian Eno sur le disque No
New York pour pérenniser cette explosion sonique d’une
scène alors quasi sans disque donc sans mémoire, cristallisée
à l’époque par des concerts happening dépassant
rarement le quart d’heure et laissant la plupart des spectateurs
sur le carreau.
A travers des documents d’archive et des entretiens avec
les acteurs rescapés de cette scène,
Scott Crary au delà d’une description d’entomologiste
nostalgique de la scène disparue, dépeint en filigrane
un mal plus sourd en la mettant en confrontation avec une certaine
scène new-yorkaise actuelle, assez proche formellement sinon
héritière du mouvement No-Wave : Liars,
Black Dice, voire les
Yeah Yeah Yeahs, Gogol Bordello
ou ARE Weapons. Au premier abord cette
confrontation est assez superficielle, les uns comme les autres
refusant cette filiation, mais est prétexte à faire
accoucher aux différents protagonistes l’idée
qu’ils peuvent se faire de l’activité musicale.
Les Strokes payent d’abord les
pots cassés en servant d’archétype caricatural
d’une scène new-yorkaise dévoyée, dépeignant
malgré eux en négatif ce que peut être un groupe
digne de ce nom.
Cette formidable entourloupe médiatique créée
de toute pièce - dans laquelle les plus faibles d’entre
nous sommes tombés de bon gré - a ainsi vu toutes
les maisons de disque, piégées dans un enchaînement
dont l’industrie du disque était elle-même la
source mais dépassée par son ampleur, partir à
la recherche d’un poulain new-yorkais pour profiter de la
brèche, signant à tour de bras tout ce qui traînait
à cheveux longs dans Manhattan : Geffen
prends les Yeah Yeah Yeahs, Universal investit dans the
Rapture et Scissor Sisters, BMG
choisit Stellastar, EMI croit dans le
potentiel commercial de Radio 4, etc…
Répétant des recettes affirmées pour contrôler
de l’intérieur la production musicale, New York redevient
pour quelques mois à la mode avec tout ce que cela entraîne.
Il serait réducteur de mettre dans le même panier
les Liars ou Black Dice, mais on sent bien que si ces groupes sont
sortis de l’anonymat c’est aussi grâce à
cette hype temporaire entourant New York. On découvre surtout
entre les lignes le mépris à l’égard
de la notoriété que gardent les No-Wavers cinquantenaires
fiers de leur patrimoine élitiste de presque anonymat, le
succès de ces groupes étant à leurs yeux presque
suspect.
Le mythe qu’ils incarnent désormais a dépassé
ce qu’ils sont devenus. Le film tourne alors à une
enquête sur la nostalgie ascendante et descendante, parcours
à thème quasi-mystique et existentiel sur la vie d’une
scène locale, sur au fond les "bonnes" raisons
de former un groupe.
La scène de 78 ? Une flopée de groupes sans disque,
quasi-inconnu, un paragraphe dans un fanzine local était
déjà inespéré et le souci morbide de
ces types au bout du rouleau de ne sonner comme personne laissait
sur le carreau tous les punks du voisinage : ce n’était
même plus de la musique pour beaucoup, là où
les punks choquaient la bourgeoisie tout en continuant à
jouer du blues quasi-académique, la No-Wave niait avec fracas
dans l’incompréhension de ses contemporrains.
Lydia Lunch parle mieux que personne
de la nécessite vitale de jouer dans ces groupes, antichambre
de la dernière chance, ils ne venaient pas à New York
pour réussir mais par désir morbide pour la monstrueuse
grosse pomme et ses perversions. Il n’y a donc rien d’étonnant
dans leur mépris pour la scène new-yorkaise actuelle
: trop molle, conventionnelle, propre sur elle presque fashion.
C’est sans doute cela qui les écoeure le plus, que
le rock new-yorkais soit devenu une imagerie de magazine dans laquelle
ils ont été récupérés, devenus
kitch comme dirait Kundera.
On sent cette nostalgie qu’ils ont pour le fourmillement
créatif de cette époque, de leur époque. Ceci
n’étant pas sans contradiction, la pose de ces groupes
faisant partie de leurs prestations, notamment
Martin Rev de Suicide incapable de donner une interview sans
ses éternelles lunettes noires, uniforme arty comme l’était
le blouson noir pour une autre scène.
Alors cette scène est elle un paradis perdu ?
Il ne faut pas se laisser trahir par l’aigreur propre aux
nostalgiques. Le coup de projecteur effectué ces dernières
années sur la scène new-yorkaise ne la délégitime
pas, une scène souterraine vivante existe par ailleurs qu’elle
soit révélée ou non au grand public par les
medias.
Sonic Youth lui-même est la preuve vivante que l’on
peut garder un esprit aventurier relatif tout en ayant signé
chez une major ou en passant sur MTV, pour le moins garder une forme
de dignité. Ce concept de notoriété est ainsi
extrinsèque, étant rarement lié à la
proposition créative du groupe mais à une circonstance
extérieure comme l’a été la vague new-yorkaise.
Un faux problème voire un prétexte, tant qu’on
ne courre pas après : là commencent les problèmes
comme le résume Thurston Moore.
L’existence de ces scènes locales fourmillantes sans
ambition commerciale et dont personne n’entend parler prend
réalité dans les propos de Will
Oldham à propos de la scène locale actuelle
de Louisville : “ I think ultimately
people like the music and the social life which goes on in Louisville,
that's what it seems like, there's no great ambition to leave town
to go somewhere else. You know they think it's great if they do
a tour but most of the bands don't. I've always thought it's very
exciting. My older brother was in bands, he was in lots of bands,
didn't make any records, lots of art punk things. You know, people
playing bass with a spoon, sitting down playing instruments."
[The Wire]
Qu’elle soit d’avant-garde ou populaire, ces scènes
locales (du Tristate ou d’ailleurs, y compris de par chez
nous ou à l’autre bout de la planète) ont toujours
quelque chose de miraculeux et de fragile dans cet accouchement
d’un nouveau mouvement cohérent et riche autour de
quelques groupes à la fois dignes, talentueux et un peu dingues.
Elles existent aujourd’hui un peu partout sous différentes
formes, la plupart de ces communautés n’ayant qu’une
notoriété locale, se mouvant courbées dans
l’ombre humide pendant que les popstars paradent droits et
fiers en pleine lumière. La No-Wave fut l’un de ces
communautés souterraine, sans doute la plus influente de
cette époque.
Si le film reste assez modeste dans sa forme (destiné à
la télévision câblée spécialisée
américaine), sa mise en image du mythe entourant la No-Wave
en fait un document rare qui permet de remettre en perspective sans
passion l’influence du mouvement mais aussi une certaine idée
du rock indépendant encore d’actualité aujourd’hui.
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