François Barberousse… Ce nom ne m’était pas inconnu, je l’avais croisé au cours de mes études, il résonnait comme un vague souvenir d’un courant me semblait-il "paysan". Or, j’avais envie de nature, de savourer des mots d’antan et j’avoue avoir été comblée avec ce roman posthume. Cette œuvre déconcerte un peu au départ, les récits modernes nous habituent à un développement rapide, des descriptions succinctes qui nourrissent l’action. Dans Gusse, je me suis un peu impatientée car la narration est lente, les mots s’étirent et s’allongent, et puis peu à peu j’ai savouré ce temps suspendu, allégorie d’un travail paysan fastidieux.
Dans la première partie, la narration interne est portée par le regard de Claude, ami du personnage éponyme Gusse. Il semble incarner la figure de l’auteur, comme lui son père est instituteur, et contrairement à François Barberousse – qui peut-être comble son regret dans la fiction – il a fait ses études au collège de Bourges. Nous suivons sa quête, son tâtonnement, que révèle parfaitement un rythme étiré porté par des phrases longues et peu ponctuées, pour reconstituer les derniers jours de son ami tombé au cours de la première guerre mondiale. Celle-ci n’est pas l’objet du roman, elle est un fait, un incident de vie qui permet à Claude de revenir sur les lieux de sa jeunesse et de soulager son esprit, tiraillé depuis quelques années par un doute sur les circonstances de la mort de son ami et par ces mots prononcés lors de sa dernière permission "Glaude…tout est foutu !".
Ce retour aux sources est décrit avec une belle sensibilité et l’auteur traduit subtilement les sentiments contradictoires qu’il suscite. Une nostalgie poignante et troublante face aux lieux que l’on redécouvre adulte, cette conscience soudaine du caractère immuable du temps qui s’écoule, ces moments que l’on voudrait retrouver et qui sont perdus à jamais, un petit quelque chose de Proust : "Tout cela est parti, disparu. Quand on vit au jour le jour dans les petits villages, il vous paraît que rien ne change jamais, que tout est immuable, choses et gens. Il faut y revenir après plusieurs années d’absence pour se rendre compte que, là comme ailleurs, la vie passe, démolit, rebâtie…".
La seconde partie est un flashback où la narration unique laisse place à une focalisation externe qui permet de se pencher sur les conditions du monde rural. Néanmoins, si ce roman se passe au cœur du monde paysan, il n’a rien de pastoral car la nature n’est pas un prétexte au lyrisme, elle est traitée dans toute la vérité de la vie paysanne. Le récit me rappelle alors les œuvres de Zola, et l’on pourrait croire que l’ambition de Barberousse fut de "décrire la vie d’une famille paysanne sous la première guerre mondiale". Il est vrai que les descriptions sont parfois un peu trop présentes mais à travers ces portraits, comme celui de Milien, le père de Gusse, je reconnais tout à fait cet esprit paysan où le silence et le respect prédominent, où les sentiments s’effacent dans la pudeur des émotions, où l’amour filial se lit dans la fierté d’une transmission de savoirs et du travail de la terre : "Et ça lui faisait chaud dans la poitrine de penser que ce beau garçon là était son fils, qu’on les voyait là côte à côte sur les sièges, bien unis… Il causait, s’étendait, évoquait des souvenirs de sa jeunesse rude, donnée tout entière au travail".
L’immersion est totale, et l’auteur maîtrise parfaitement les divers niveaux de langue : "T’es fringalé... qu’est-ce qui te ferait donc plaisir à manger ?" peut-on lire dans la bouche de Mentine, la mère de Gusse. Dans ce "parlé" paysan, on sent quelque chose de Céline, que porte également la figure des jeunes hommes experts en travaux de la terre mais ignorants des faits de guerre. C’est un choc des mondes peint lors de la permission de Gusse et de son retour au foyer. Insidieusement on sent que le personnage change, en écho aux premiers sentiments de Milien, le père constate amèrement : "Ce n’était pas ainsi qu’il s’était imaginé le retour de Gusse. Il ne retrouvait pas son fils, celui qu’il était fier d’avoir à son côté sur le siège de la voiture".
La problématique des retrouvailles est un fil rouge, Gusse ne retrouve pas ses amis, il ne se retrouve pas non plus dans sa famille qu’il voit changer, il ne retrouve pas son village Sommerère. C’est une œuvre de la désillusion, tandis que les jeunes hommes meurent sous les balles, les rituels journaliers des travaux continuent à Sommerère, et finalement cette guerre est quelque part une aubaine pour l’économie. Gusse nourrit du dégoût : "... l’amertume qui lui venait malgré lui, de la facilité relative de leur vie, ses rancœurs chaque fois qu’il constatait un nouvel accroissement des bénéfices. Tout cela qui lui faisait horreur parce qu’il savait trop que la guerre en était la cause initiale…".
Ainsi Claude retraçant le fil de l’histoire de son ami finira par comprendre son dénouement, par percevoir ce qui conduisit Gusse à sa fin, ce que Milien cherchait à dissimuler et ce que la mère de Gusse ne comprendra jamais, elle qui pourtant prononça les mots fatidiques : "Tout de même, on ne peut pas faire une paix comme ça, faut bien aller jusqu’au bout".
Gusse est une œuvre qui demande du recul, de la patience également, je la déconseille fortement à tous ceux qui aiment l’action, les narrations modernes ou qui ont été traumatisés durant leurs études par les longues descriptions de Zola ou Flaubert car ils vont la trouver très soporifique. En revanche, si vous vous laissez envahir par les mots, alors ce roman vous fera réfléchir à des problématiques universelles de la condition humaine telles que la finitude, l’acceptation ou la désillusion. Il vous fera également ressentir cette douleur et cette solitude de ne pouvoir percevoir la vie que par ses propres yeux, et la conséquence de cette perméabilité des points de vue sur les relations humaines.
Enfin, au cœur de ce 21ème siècle, où les catalogues de noël débarquent à la fin de l’été tandis que l’on doit choisir son maillot de bain durant ses vacances de ski, Gusse vous permettra de retrouver le sens des saisons qui défilent et d’un temps où les heures se mesuraient au rythme de la nature et du travail de la terre. |