Comme beaucoup de villes moyennes, et pas que, Charleville-Mézières chef-lieu des Ardennes, a longtemps connu la sinistrose au niveau des concerts de rock, indépendant qui plus est. Dans les années 90, alors que j’étais dans un lycée Carolomacérien, c’est comme cela que l’on nomme les habitants de Charleville-Mézières, je me contentais de rêver en technicolor de concerts de Radiohead, The Auteurs ou des Trash Can Sinatras, en écoutant Lenoir à la radio. Aux alentours ça n’était pas mieux, Reims ne programmait rien de bien passionnant ou qu’à de rares exceptions.
Pas de salle de musiques actuelles, concept qui n'existait pas encore à l’époque, mais des bars oui. Et des bars à Charleville il y en avait… Surtout un, qui en plus n'était pas loin du conservatoire où je terminais mes études musicales. Le Côté Tabou. Lieu mythique s'il en est, où tout Carolo qui se respecte est allé au moins une fois boire une bière. Ce bar programmait presque tous les samedis un groupe, très souvent de la ville ou de la région, parfois au rayonnement national comme Autour de Lucie, voire international comme Saint-Etienne, deux concerts chers à mon cœur comme vous pouvez vous en douter. Enfin bref, une jeunesse musicale comme bon nombre de français.
Alors quel plaisir de se retrouver ici presque vingt ans plus tard ! De voir que le paysage musical y a évolué favorablement. Un grand raout musical, le Cabaret Vert, s’y déroule maintenant chaque fin d'été et la ville s’est dotée enfin d’une salle de concert : Le Forum, un ancien cinéma resté presque en l’état. Quel plaisir aussi de pouvoir assister à un concert à l’affiche vraiment alléchante puisque sont réunis Crâne Angels, Yeti Lane et les Bewitched Hands ! Sympa non ?
C’est à Yeti Lane d’ouvrir les hostilités devant un public pas forcément conquis d’avance, chose étonnante au vue du dernier album des natifs de Charleville, The Echo Show, superbe invitation à une exploration rock synthétique. Malgré quelques problèmes de sons au niveau des basses et de la voix de Ben Pleng, parfois difficilement audible, le groupe nous emmène loin grâce à leur space rock. Le duo fait preuve d’une véritable maîtrise instrumentale, distille ses mélodies zébrées de sons de guitares, synthés et batterie. Le groupe sait mettre son égo en retrait pour mieux placer en avant sa musique. Le jeu de scène est minimaliste, qu’importe tant que l’on ait l’ivresse du voyage. Il faut ajouter également une setlist pensée comme un long crescendo avec comme climax le tendu "Analog Weel". Un seul regret, un concert bien trop court.
Le temps de boire une bière, ou deux et les Crâne Angels investissent la scène. C’est une vraie troupe, neuf sur scène, qui se met en place et dès le départ on sent que le plaisir de jouer ensemble est palpable. Et quand il y a du plaisir sur scène, il y en a toujours dans la fosse ! Bien que composé d’artistes venant d’horizons divers : entre pop rock apocalyptique avec Lonely Walk, folk aérien avec Botibol, poésie pop avec petit fantôme ou garage rock avec J.C. Satan (etc.), il se crée une véritable alchimie qui nous emporte dès "Time and Places" dans un joyeux bordel, à l'énergie faisant penser à une bacchanale musicale.
Le micro est partagé entre les différents musiciens, et les Crâne Angels balancent des titres efficaces et vraiment enthousiasmants ("Give me", "Morning Sun", "Family", "Eyes Closed", le terrifiant "Attila" ou la référence au réalisateur italien Lucio Fulci pour n’en citer que quelques uns). Loin d’être une simple copie à la française des farfelus et doucement illuminés Polyphonic Spree, le collectif aime aussi, derrière son côté troupe sympathiquement pop, bousculer à grand renfort de moments elliptiques et électriques. Tout cela faisant un concert agrégat de différentes esthétiques s’ajoutant pour faire une œuvre à part entière, forcément inclassable, tourbillonnant, euphorisant. Fort.
Le temps de boire un verre, encore, et de prendre l’air avec Père Dodudaboum, Monsieur Crane et Lispector et il est temps de retourner dans la salle pour voir le groupe en tête d’affiche : The Bewitched Hands.
Dire que les rémois sont accueillis avec enthousiasme est un euphémisme. Et, comme ne le cesse de me le répéter un spectateur très légèrement éméché à côté de moi, le groupe joue à la maison. Ou presque. L’efficacité de la pop champagne des Bewitched Hands est-elle soluble sur scène ? Clairement oui. Elle semble même s’y épanouir là où sur disque leur musique tend parfois à une certaine redondance. Les 6 musiciens font le métier avec un professionnalisme sans faille et on sent dès le départ que le concert sera parfaitement rodé. Les titres, les tubes s’enchaînent devant un public en liesse, trop heureux de se mélange de joie collective, de groove bancale, d’horreur pacotille, de pop chorale et de nostalgie. Entre "Sea" qui ouvre le set et "Sahara Dream" qui le clot, les Bewitched hands auront montré l'étendu de leur talent, et l’on se surprendra même à chanter en chœur "hou hou hou"… |