Un peu de lumière dans le brouillard de l'holocauste
Dans Borat, film scabreux et génialement de mauvais goût, je n'ai pas eu la moindre fois de doute sur le fait de savoir s'il s'agissait d'un humour antisémite [1]. Je n'ai jamais eu de doute non plus concernant Pierre Desproges, mais Desproges est mort il y a déjà un moment. Il n'a pas eu à faire comme nous ce constat inquiétant : la plus vile idéologie adopte la ruse qui consiste à se draper derrière les habits de l'humour, la provocation la plus vulgaire serait le contrepoint légitime, l'arme des faibles face au lobby sioniste. Pour couronner le tout, les mises en abîme de ces mêmes humoristes ont juste une odeur d'euphémisation dénégatrice.
Où en sommes-nous arrivés ? Un certain effroi m'étreint. Aurais-je déjà fourbi toutes mes armes en me sentant obligé à ce préambule ? Je ne le crois pas. Notre époque réclame prise de conscience et réflexions face à une forme spécifiquement nouvelle de négationnisme et de révisionnisme. Ce constat qui, je le crois, n'est pas que le seul fruit de mon imagination mais peut être partagé par de nombreuses personnes, appelle de nouveaux outils théoriques.
Ainsi, lorsque sort un livre intitulé Repenser l'holocauste, il ne s'agit pas uniquement de dire en quoi un tel livre est important d'un point de vue de l'historiographie, mais pourquoi il invite tout un chacun à une réflexion absolument nécessaire. Je crois simplement (et mon introduction en découle) que le livre de Yehuda Bauer est un livre de son époque car l'auteur a pleinement conscience du fait que le sujet qu'il aborde, auquel il a dévoué sa vie de chercheur, est un sujet saturé dont l'usage est devenu totalement hystérique. La référence au point Godwin est évidente ; l'appel à la référence de l'holocauste arrête la conversation du forum internet sur un non-sens. Traiter l'autre de Nazi permet un paroxysme immédiat dans la surenchère. Puisqu'il y aurait de l'innommable, de l'incompréhensible dans ce fait historique nous sommes certains, au-delà de ce point, de ne plus rien dire. Le procédé empêche à coup sûr de penser. Mais, justement, Bauer est intéressant car il a peu de sympathie pour la thèse mystique d'Elie Wiesel : il y a justement quelque chose à analyser dans l'Holocauste comme dans tout autre événement historique car si l'on se refuse à l'analyse on participe à une forme de négation [2].
Citons l'auteur : "Je ne prétends pas proposer d'explication définitive ; ce modèle est conçu davantage comme un stimulant à la discussion. Le fait que l'holocauste puisse être expliqué n'entraîne pas une sorte de clôture. On peut avancer plus d'une explication satisfaisante. Par contre, tenter de se soustraire à la responsabilité historique en soutenant que cette tragédie est un mystère inexplicable est une solution totalement inacceptable. Si cette thèse était vraie, les criminels deviendraient les victimes tragiques de forces échappant au contrôle de l'homme. Dire que l'holocauste est inexplicable revient au bout du compte à le justifier." (page 50)
Le travail de Yehuda Bauer se décline donc au travers des points suivants :
Tout d'abord, l'auteur prend le risque de la comparaison entre différents meurtres de masse et s'interroge ce faisant sur la genèse de la définition du terme de génocide. On apprend notamment que Raphael Lemkin n'avait nullement prévu d'inclure les groupes religieux ou politiques dans la définition du génocide adoptée finalement par l'O.N.U. Bauer avance de manière fort pertinente l'idée que la conversion politique ou religieuse a déjà été un moyen de se soustraire à l'organisation d'un meurtre de masse alors que le changement de race semble improbable. L'holocauste est, quant à lui, un génocide extrême car il a une visée universelle de destruction de chaque individu sans limite géographique (la destruction programmée des juifs était mondiale) sur une base idéologique. Répondre à la question "Comment ?" – ce qui est le propos de la thèse bureaucratique de Raul Hilbert (à qui Bauer voue considération et respect, bien qu'il s'en démarque) – ne suffit plus, il faut en dire un peu plus sur le "Pourquoi ?".
Et l'auteur de prendre cette précaution récurrente : aucune souffrance ne peut être nivelée et ne saurait être comparée à une autre souffrance. Il n'en reste pas moins que, du point de vue du processus d'extermination et compte tenu de l'importance de l'évènement, l'holocauste comporte des spécificités irréductibles, notamment celle de ne pas avoir eu de précédents.
L'holocauste est plus qu'un génocide juif ou un pogrom de vaste échelle. La comparaison s'étend aussi aux différences de traitement entre populations au sein de l'organisation du meurtre de masse, mais l'analycité n'est jamais sacrifiée. Ce différentialisme n'est pas moral; il s'attache simplement à l'examen conjoint des faits et de la théorie employée.
Deuxièmement, le livre discute, avec un grand respect polémique, plusieurs thèses parmi les plus récentes sur l'explication de l'holocauste. Nous ne pouvons toutes les résumer ici mais on a plaisir à voir la thèse de D. Goldhagen fortement nuancée par des contrepoints pertinents de Yehuda Bauer. Le livre Les bourreaux volontaires d'Hitler de Goldhagen soutient qu'un antisémitisme éliminationniste a profondément imprégné le peuple Allemand au point de devenir sa caractéristique spécifique. Quelque chose serait donc propre aux Allemands. N'est-ce pas un peu simpliste, même si on ne peut nier le fait que l'implication de certains acteurs fut un maillon indispensable de la chaine de destruction ? A défaut d'être exacte, un telle théorie a au moins le mérite de provoquer une discussion sur des points cruciaux. La thèse de Bauer est, quant à elle, plus finement sévère et l'auteur préfère utiliser le terme de consensus :
"Il semble qu'à partir du moment où une élite intellectuelle ou pseudo-intellectuelle pourvue d'un programme génocidaire, explicite ou implicite, prend le pouvoir dans une société en crise pour des motifs économiques, sociaux et politiques sans aucun rapport avec ce programme génocidaire, le génocide deviendra possible dès lors que cette élite attire à ses côtés les milieux intellectuels. J'entends par milieux intellectuels ceux que John Weiss appelle "élites" : groupes de la haute société, officiers de l'armée, chefs de l'Eglise, bureaucrates, médecins et juristes, élites du négoce et de l'industrie, et en particulier professeurs d'université qui élaborent pour tous les autres les nécessaires outils idéologiques. Un consensus social se crée grâce aux élites ; il fournira aux gens ordinaires la justification de leur participation au programme génocidaire."
Je crois cette thèse centrale fort pertinente car la liste de corps sociaux intermédiaires cités ressemble fortement aux participants des réunions de l'Action parallèle dans L'homme sans qualités de Musil [3]. Elle laisse toute la place à la nuance et à une conception dynamique où la causalité n'est pas univoque. Cet art des tons de gris est également à l'honneur lorsque Bauer aborde la question de la collaboration des conseils juifs. L'obéissance anticipée, les décisions les moins pires face à l'indécidable, ont pris de nombreuses formes en fonction des paramètres locaux dans un contexte de guerre en perpétuelle évolution. Un tel point de vue paraît précieux alors que la sortie du film consacré à Hannah Arendt va remettre la thèse du rôle des Judenrat au devant de la scène.
De même, on est spontanément amenés à se demander qui savait quoi et à quel moment ? Aux oreilles de quel dirigeants alliés les protocoles d'Auschwitz sont-ils arrivés ? En substance : l'horreur pouvait-elle être évitée ou amoindrie ?
L'auteur ne manque pas de faire aussi sa place à une thématique ayant investi les sciences humaines qui est celle des études de genre : les femmes juives ont-elles eu une place spécifique dans les tentatives de résistance ? On y apprend, non sans un certain tragique, qu'elles ont fait des espionnes ou des émissaires plus discrets que les hommes car en l'absence de circoncision elles étaient beaucoup plus difficilement identifiables…
On le voit, le catalogue des questions abordées est très large. Repenser l'holocauste a donc ce mérite d'être profondément pédagogique et synthétique, l'ouvrage pouvant concourir comme livre de référence sur le domaine, étant donné la fraîcheur et la pertinence particulière dont il fait preuve.
Toutefois, il me faut pourtant souligner une faiblesse évidente : l'auteur semble céder à une grille de lecture presque naïve qui a plus à voir avec un sens commun travesti qu'un parti pris moral conséquent, lorsqu'il écrit des choses de ce type :
"Il semble que les humains hésitent entre la pulsion de vie, la "libido" décrite par Freud (en termes beaucoup trop sexuels) et la pulsion de mort. Je dirais que l'idée de dieux "bons", ou d'un Dieu juste, omniprésent et tout-puissant, ou d'êtres non humains transcendants censés détenir la moralité, et de leur contraire – figures diaboliques, dieux mauvais ou Dieu monothéiste au visage caché – découle de ce conflit interne immanent. Ces contraires, génétiquement fixés par la longue histoire du développement humain, coexistent en nous ; nous pouvons être "bons" "justes" et "humains" ou l'inverse. Nous transférons ces qualités à l'extérieur de nous-même pour créer l'image d'êtres transcendants qui les incarnent à notre place. Nous faisons intervenir ces dieux, ou ce Dieu, créés à cette fin, pour nous imposer une moralité "bonne" afin de conserver l'autorité qui nous empêchera de devenir ce que nous nous savons capables et ce que nous craignons d'être, des créatures "mauvaises" et "diaboliques". Lorsque nous nous éloignons du chemin direct et étroit, certains appellent ces errements "péché"."
Un tel type d'explication psycho-théologico-morale fort discutable et d'une grande faiblesse conceptuelle tombe franchement à plat. Il reste heureusement minoritaire. Le livre développe peu les présupposés de philosophie morale qu'il mobilise, on trouve, par moment, que la visée pédagogique dissout l'exigence des conclusions qu'on pourrait tirer sur le plan philosophique de toutes les problématiques qui traversent l'événement. Peut-être est-ce le prix à payer pour laisser libre le lecteur de cheminer au travers des questions soulevées par l'holocauste et d'en tirer des conclusions qui lui sont propres. On ne pourra pas faire le reproche d'une essentialisation du contenu.
Repenser l'holocauste n'épuise pas le sujet mais il dissout au travers de la synthèse de ses points de vue un certain nombre de malentendus, notamment la fragilité initiale de l'état d'Israël, naissant dans une occupation britannique, et qui a bien failli ne jamais voir le jour !
Cet ouvrage, de part son évidente qualité dialectique, ouvre des fenêtres vitales à la réflexion dans un contexte contemporain troublé. On ne saurait attendre mieux. |