Comédie dramatique de Carlotta Clerici, mis en scène par Jean-Luc Jeener, avec Pascal Guignard, Iona Jarda, Isabeau de R, Alicia Roda, Pierre Sourdive et Hadi Rassi.
Avec "Le grand fleuve", référence explicite au long fleuve pas tranquille de la vie, Carlotta Clerici poursuit son exploration des dérives contemporaines à travers ses thèmes de prédilection que sont la famille, le couple, la peur de vivre, le désenchantement et l'ultime pulsion de vie qui écarte le désespoir.
L'humain est toujours au centre de ses préoccupations et observé à un moment particulier, celui où un événement extérieur agit comme catalyseur d'un malaise latent et déclenche non seulement une convulsion intime mais des réactions en chaîne qui bouleverse un univers considéré comme intangible.
Tout commence par l'anniversaire de Francesca (Isabeau de R), romancière reconvertie dans la traduction littéraire, un anniversaire qui n'est pas considéré comme anodin puisqu'il signifie la mi-temps de la vie et induit la fameuse crise de la quarantaine.
Toutefois, en l'espèce, cet anniversaire s'annonce plutôt serein car elle vit dans l'harmonie conjugale avec Nicolas (Pierre Sourdive), un professeur d'université de vingt ans son aîné, le calme rassurant d'une situation aisée et le cadre privilégié d'une belle maison à la campagne. Partageant la même passion pour l'horticulture, entre taille des rosiers et plantations de pivoines, ils cultivent leur jardin, substitut de l'enfant qu'ils n'ont pas eu.
Et il doit se fêter en petit comité puisque seul est Emmanuel (Pascal Guignard), devenu l'ami de Francesca après une liaison non aboutie.
Mais la présence trop discrète et silencieuse de Alina (Iona Jarda) une doctorante polonaise intelligente et ambitieuse dont Nicolas est le directeur de thèse, et la venue inattendue de Ahmad (Hadi Rassi), un ami de Emmanuel, jeune poète réfugié politique dont les douleurs de la guerre et l'exil forcé n'ont pas entamé sa foi en la vie et en la littérature, tous deux symboles de jeunesse et de soif de vivre, vont altérer la sérénité apparente de Francesca.
Mais c'est l'arrivée de Eléonore (Alicia Roda), la fille du maître de maison qui dévoile être enceinte de Emmanuel, jeune adulte dépressive, névrosée, hystérique à l'Oedipe non résolu qui manifeste une prédisposition certaine à tout détruire autour d'elle, qui va mettre le feu aux poudres.
Avec un univers à la Sautet, Carlotta Clerici, qui trouve toujours la note juste tant du réalisme social que de la véracité des caractères et de l'indicible de l'intime, gère de main de maître le maelstrom qui s'ensuit et, si le calme suit la tempête, il a un prix, cabossant chacun des protagonistes, et réclame un tribut. L'un deux n'en sortira pas indemne.
A la mise en scène, notamment par sa gestion "musicale" des silences qui permettent de rendre tangible les non-dits, Jean-Luc Jeener impulse le bon rythme pour mettre en musique ces scènes de la vie ordinaire dans le cadre du théâtre d'incarnation.
La distribution est au diapason avec des officiants qui ne sont pas dans la composition et manifestent un beau talent non seulement dans l'interprétation mais également dans l'écoute.
Mention spéciale à Pierre Sourdive pour la justesse et la précision de son jeu et à Isabeau de R, qui, après avoir débuté dans le spectacle par la voie du one woman show, révèle de vraies qualités de comédienne et restitue, par une maîtrise des nuances, notamment un mélange empathique de retenue et de vivacité chaleureuse, toute la complexité et la palette d'émotions d'une femme en quête d'elle-même et de sens à sa vie. |