Il serait parfois bon qu'un gros point rouge ou vert ou bleu inaugure un article, particulièrement un "live report", sous lequel il y aurait écrit : "Vous êtes ici". Ici, c'est Charleville-Mézières, région Champagne-Ardennes, code postal 08105. Vous le savez, parce que vous avez fait cinq heures de route pour venir, et retenu malgré vous par cœur la trajectoire que vous proposait votre ami Mappy.
Vous arrivez un peu avant l'heure fatidique, pour récupérer votre accréditation presse-photo. Mais auparavant vous devez fendre la foule des festivaliers pressés et chargés. Comme de petits fourmis scrupuleuses qui vont écouter, non sans plaisir, d'internationales cigales chanter, les festivaliers du Cabaret vert ont ceci d'"écolo" qu'ils ressemblent tous ou presque, dans cette procession sans fin qui mène au camping et au stade Bayard, à de joyeuses petites tortues. Les autochtones restent souriants, mais quelque peu médusés – filons la métaphore animale tant qu'on y est – devant le défilé.
L'accréditation "presse-photo" récupérée, après une longue longue attente – dans la file réservée aux "médias", ce qui en dit long sur beaucoup de choses d'ailleurs –, on franchit le seuil de ce festival qui nous avait ébloui l'an dernier.
A l'entrée de l'espace "média", devant une terrasse VIP du meilleur effet, une hôtesse "communication" nous accueille : M. Cazeneuve fera une conférence de presse, à 17h30. Non pas que je n'aime pas les huiles ni les costumes-cravates mais, d'une certaine manière, cette venue n'est que la confirmation institutionnelle de l'impact économique du festival sur la ville, le département et la région. Ainsi, sans honte, on sèche.
Carbon : de l'angoisse et du gros son
Tous les photographes de concert le savent : il y a toujours un hic, à un moment donné, avec le pass. Là, facile : une case de trop est cochée sur le carré magique, impossible donc de passer la gentille vigie qui garde les crash-barrières. Rayé, pas rayé, ça s'affole, ça talky-walkyse, jusqu'à ce que le passe-droit soit accordé. A côté de moi : "Oui, enfin, Froggy's Delight, personne connaît, mais moi, le journal local, l'Ardennais, si je passe pas, c'est un comble ! Toutes les années c'est pareil !" Moi aussi madame, je suis ravie de vous rencontrer... Revenons à nos moutons, et à Carbon : l'idée est bonne, culottée, mais bonne c'est-à-dire ouvrir le festival avec un groupe... de métal, dont le chanteur crache du feu – façon de parler : crache tout court. Les influences sont multiples : Tool, Gojira, Cult of Luna, entre autres choses, et la technique est (très bien) maîtrisée. Un bon début, un beau départ.
Eels : la musique, c'est du sport.
Avouons tout : les albums de Eels qui ont le plus tourné dans mes oreilles sont sortis respectivement en 1988, 1996 et 2002. Depuis, ai-je réellement su qu'Eels continuait produire du son ? La réponse est non. Je n'ai même pas cherché à savoir. Les messieurs arrivent tous costumés : tous recouverts d'un survêtement Adidas bleu marine. Monsieur le chanteur, E, montée sur une estrade invisible au public – il est très petit – se démarche par un bandeau sur le front. On sourit : l'entourloupe aura pour effet de ne pas rendre les images particulièrement glamour. D'autant que E a vieilli, quelque peu : mais ne perd pas de sa gouaille. "Fantastic !", "Give me your hug !" lance-t-il à la foule. La voix s'est éraillée, mais n'a rien perdu de son timbre si particulier : le set est résolument électrique et décalé.
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Voilà le groupe que j'avais, amèrement, regretté de rater aux Eurocks cette année. L'un des avantages du Cabaret Vert, c'est qu'aucun compromis n'est à faire : on passe d'une scène à l'autre sans frustration, sans concession. Point n'est besoin de beaucoup de secondes pour que je sois conquise par le tout : atmosphère sereine, voix de velours, qualité du son, rapports entre les musiciens. J'en perds ma syntaxe : tout est excellent. Et surtout "Tesselate", leur tube, dès le deuxième morceau. Un pur petit joyau musical qui mérite clairement son succès actuel.
Deftones : la résurrection ?
J'ai ouï dire que quand ils étaient passés en 2006 aux Eurockéennes, ils avaient plutôt fait mauvaises impression. Mais on sent la foule fébrile, et les types de la sécurité, qui cette année portent de seyants... t-shirts roses, sont à cran et sur les dents. "Alors, si ça slame, tu chopes par la ceinture. Toi, tu récupères par derrière et tu sors le mec des crash. Si on se fait déborder, les gens ne sont pas bêtes, faut leur faire confiance pour qu'ils leur fassent faire demi-tour. Ca marche ?" Les cinq néophytes venus en renfort hochent la tête. Des cris : "Deftones (clap clap clap) ! Chino (clap clap clap) !". Mais soyons honnête : le public est quand même clairsemé...
Le début du set est ahurissant : Chino saute partout, micro autour du cou, devant la bouche, fil entre les dents, à droite à gauche, comme un lion enragé libéré après vingt jours de diète (hum). Peu à peu, le set se détend, se détend... Chino reprend la guitare, nous rappelle notre jeunesse - "I watched you've chaaaaaaaaaaaaaange" -, et puis voilà. Ca passe vite un set de Deftones. On n'a pas regardé notre montre, mais on a vu le public partir, les happy few rester devant, sautillant, pardon : pogotant avec plaisir. De la voix, du coffre, de l'énergie, une set list variée : on ne va quand même cracher dans la soupe. Voir un de ses groupes de référence aussi en forme, aussi heureux d'être là - "What a beautiful moment", lâche Chino, vraiment, non, on ne peut pas regretter. Alors, je condamne la première ingratitude de la soirée, soit cette phrase de deux jeunots à côté de moi : "Viens on se casse, c'est de la merde".
ASAP Rocky : non et non.
Il paraît que c'est un futur grand rappeur. Qu'il vient de Harlem, et qu'il est très fort en la matière. Il arrive avec vingt minutes de retard, on reste pour les trois premiers titres, on en a vite marre des "Make some noise !" et des petites remarques osées et transgressive sur la fumette. Ouste.
Asaf Avidan : l'humilié du soir
On décide qu'il sera le dernier de la soirée, et que l'on profitera de son set jusqu'à la fin. Je me rends compte rapidement que j'avais oublié, dans ma chronique des Eurocks 2013, de préciser combien Asaf Avidan est un excellent guitariste et un meneur hors pair. Entre ses regards complices avec ses musiciens, son corps nerveux et électrique qui tressaute sous ses bretelles, ses sourires sans raison apparente à part sans doute le plaisir d'être sur scène : on aime ou pas, mais tout cela est très sain et très honnête musicalement. Et dès la deuxième chanson, l'aveu : "Si je suis devenu musicien, c'est parce qu'une femme m'a brisé le cœur".
Mais voilà : le public semble un peu sceptique devant la variation lente de ses ambiances, de la musique du monde au blues. Mais voilà : le public, massé, n'est pas venu en soi pour l'artiste Asaf Avidan. Il est venu juste pour voir le mec qui a fait la chanson, tu sais, celle qui passe à la radio. De telle sorte que quand commence "The Reckoning song", mi acoustique, mi électrique, un frisson palpable parcourt la foule. Asaf fait chanter le refrain au public, une fois, deux fois, trois fois, on se lasse, c'est fini. Et là, qu'elle n'est pas ma stupéfaction : la moitié, oui, la moitié de la foule massée devant la grande scène part, tout simplement. Sans autre forme de procès. C'est bon, on l'a vu, le mec qui chante "One day" à la radio. L'ingratitude humaine n'a pas de limites, même en festival. Le problème, c'est que le titre terminait la première partie du set. Et qu'il a fallu à Asaf Avidan continuer...
Dans la lueur rondelette de la pleine lune, je passe devant la scène des Major Lazer, un homme est dans un bulle en plastique et marche sur le public, une fille retourne une gifle monumentale à un garçon à ma droite, un homme titube à ma gauche. Il est temps de rentrer.
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