Cette semaine, Manchester était bleue et blanche. La Real Sociedad affrontait United. Je ne sais pas qui a gagné à l’heure où j’écris ces lignes, mais à la tête des Espagnols dans le hall d’attente de l’aéroport ce matin, je dirais les rouge.
Parmi mes objectifs de l’année, il y a un match au stade. Pour l’expérience, comme Geoffroy Guichard à Saint-Etienne. Pour l’observation des rituels, plutôt qu’un intérêt authentique et exclusif pour le jeu. Les endroits et les gens qui les fréquentent.
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Lundi soir : Lyon, péniche le Sonic, concert de Winter Family. Barbus à bonnet, camées à fichu, public de connaisseurs. Pas tellement m’as-tu vu, plutôt m’as-tu-su – nous étions cinquante. Une drôle de tribu, pas très expansive ; les applaudissements entre chaque morceau étaient étouffés, abasourdis. Le couple franco-israélien a sans doute pris cette réaction semi-passive comme de la froideur, surtout au terme d’une tournée qui les a conduits dans des squats, où l’ambiance était certainement plus électrique. En réalité, je crois que nous étions tous sous le choc. Un choc rituel pour la plupart des membres de ce public, qui avaient déjà vu Winter Family au moins une ou deux fois lors de leurs précédentes prestations lyonnaises. Pour moi c’était la première, et l’émotion ricoche encore dans mon ventre trois jours plus tard.
Winter Family est donc un duo. Xavier joue différents claviers : un bel orgue Philips en bois, un harmonium, des pédaliers complexes. À l’instar des organistes qui accompagnent la messe, ses doigts sont en mouvement permanent, enrichissant par couches successives les harmonies des trois ou quatre accords de chaque chanson, jusqu’à leur faire prendre une ampleur impressionnante, voire effrayante, malgré l’intelligent sous-mixage instrumental. Anne, qui signe le son de Winter Family, est aussi l’excellente violoncelliste/choriste du groupe Minors. Il y a des gens qui sont doués partout.
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L’autre membre de Winter Family est Ruth. Ruth parle, chante, récite d’une voix de vieille dame des textes en anglais, hébreu, français par moments. Il y a un côté intemporel dans ces deux organes (l’instrument et la voix), pourtant j’ai clairement l’impression d’entendre ce soir-là la musique du futur. La musique qui me manquait. C’est beau, c’est intense ; le set alterne avec un discernement inouï des passages de violence rentrée et/ou explosive (réminiscences de Suicide, voire une version chamanique de MIA) et de merveilleuses plages de calme, à pleurer.
En plus de tout ça, Ruth joue de la batterie. Grosse caisse, caisse claire, cymbale. Mais pas de la batterie pour le symbole, ou le simple soutien : ses parties sont malignes, féroces, elles accrochent le temps et contrastent parfois avec le doux voile vocal, au point qu’on se demande quelle trame neurologique extraterrestre peut bien nicher, pour dissocier à ce point la tête et les mains, dans ce corps frêle de jeune présidente d’un État idéal.
Ruth ne sourit jamais (sauf une fois, en passant le field recording d’un groupe de fanatiques christiano-sionistes américains), parce que Ruth est une présidente. Elle a le port de tête de Pina Bausch, et la tranquille assurance d’Isabelle Hupert. Elle regarde bien au-delà de moi, du public, de la péniche.
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