Tricky au Splendid de Lille ? C'était vachement bien à l'époque de nos vertes années : un trip-hop sans le vernis, une voix de rocailles sexy, mais qu'est-ce que ça peut bien donner, aujourd'hui, en concert ? Allons-y, on verra. On fut vaincus !
Le concert a lieu dans le cadre du festival Ground Zero, qui se déroule sur plusieurs semaines, en divers endroits de la métropole. Et le choix de la salle est déjà fort judicieux : un quartier un peu excentré, une ancienne salle de cinéma (qu'on se plaît à imaginer réservée à des films pour adultes), un balcon, un parquet grinçant : un cube, patiné de sueurs passées, présentes et à venir. Et ce soir justement, ça va suer.
En première partie, Blue Daisy, un rappeur anglais au flow acide, brut, seul avec un programmateur et un sweat à capuche, sous la lumière bleue virant au rouge, il est seul au monde et lui gueule généreusement sa rage. Le gars défend sa peau, il donne tout, seule note perso pour plus tard : devenir bilingue afin de comprendre un traître mot de ce qu'il raconte, c'est un peu frustrant de ne capter que les grossièretés. Mais c'est perso. D'ailleurs, les natifs ont l'air d'apprécier : Tricky soi-même se fait une petite place à côté de nous (aparté : hi ! Groupie staïle, on ose le portrait avec lui ? Non bien sûr, à voir comment il dévisage froidement deux jeunes derrière qui osent discuter un peu fort, on se dit que le premier qui bronche pendant son set va se faire dégager. La suite nous prouvera que non). Il apprécie tant Daisy Blue qu'il se dit que ce dernier pourrait être invité sur son prochain album. C'est dire, on est entre potos, même s'il y a une certaine tension : on ne va pas non plus se claquer la bise, mais il y a déjà comme une homogénéité, tonnerre d'applaudissements, place à la bête de scène.
Petit, sec, torse nu, Tricky ne se laisse pas saisir tout de suite, il commence par se faire désirer, tournant le dos au public, il laisse monter le son sur un premier titre instrumental, puis fait un peu le choriste derrière la voix superbe de la - donc - chanteuse Francesca Belmonte, soudain l'interrompt, prend son micro à elle, et va parler à un gars sur le côté de la scène… bizarre et décousu. En fait, pas du tout. Ou plutôt si : complètement. C'est du work in progress pur.
Tout au long du concert, il fait évoluer les titres, au ressenti, désigne ses musiciens du doigt comme il appuierait sur des touches, ou les nomme ("drums, keyboards, guitar", c'est pratique des prénoms pareils), agrandit ses gestes pour faire monter la pression ; il écrit devant nous. Les musiciens sont tous extrêmement à son écoute, guettant le moindre de ses gestes de direction d'orchestre, autant dans l'attente de ce qui vient que nous le sommes. Et ça laisse une fraîcheur d'inédit, et ça nous garde en haleine, permanente.
Rarement vu un concert à ce point captivant de bout en bout, sans pause aucune. Alternant titres de trip-hop hypnotiques (le sublime "Overcome"), versions vénéneuses ("Do you love me now" des Breeders) et d'autres plus agitées, la scène elle-même devient spectacle, le paroxysme étant atteint dès le cinquième titre : "Ace of Spades", une reprise de Motörhead. Débutant par de coquins "Don't be scared" adressés à une audience hésitante, il fait monter une vingtaine de personnes à ses côtés, c'est parti pour le grand raout (ses musiciens se tordant le cou pour ne pas perdre de vue ses indications, permanentes, manipulant toujours l'énergie ambiante à son plaisir) ; et tout le monde de rester suspendu jusqu'au bout du live et le dernier titre qui verra à nouveau plein de monde monter sur scène pour une euphorie finale, à la hauteur de ce qu'on vient de vivre.
Attention blasphème : Tricky, il a un peu de Gainsbourg et un peu d'Iggy Pop, en fait (non, ne frappez pas!). Tout en feulements et d'un érotisme qui touche à la sexualité, ses vibrations graves auront fait frissonner d'un enthousiasme non-stop toute la salle du Splendid aux sens aiguisés et l'alternance d'énergies des titres n'étaient pas des temps morts où reprendre son souffle, mais les pulsations de cet organisme géant que furent ce temps et ce lieu. |