"Was
mich nicht umbringt, macht mich härter" peut-on lire dans Götzen-Dämmerung
: "Ce qui ne me tue pas me rend plus fort", écrit ainsi Friedrich
Nietzsche pendant l’été 1888, avant que la maladie,
quelques années plus tard, ne finisse par le tuer, justement. Cet aphorisme
célèbre et depuis longtemps galvaudé peut aussi se traduire
plus élégamment de la manière suivante : "Cela me
brise le cœur de devoir dire du mal du dernier album de Nada Surf,
mais je vais tout de même le faire, parce qu’il le faut, et que
je sortirai grandi de cette épreuve".
Pardonnez-moi ce pathos sans doute déplacé, et comprenez-moi
bien : alors que je m’apprête, contre mon gré, à vous
expliquer pourquoi Let Go ne vaut pas le prix auquel
vous allez le payer chez votre disquaire favori, je jette un regard attendri
à la discographie complète de Nada Surf qui s’aligne sagement
sur mon bureau, discographie que j’ai achetée au prix fort et de
mes propres deniers. Mieux, ou pire plutôt, je possède deux exemplaires
du dernier opus en question : celui que j’ai eu la mauvaise idée
d’acheter dès sa sortie, et la toute récente réédition
spéciale que je suis supposé chroniquer aujourd’hui.
Avant de remplir cet office de bourreau qui ne m’enchante pas, je ne
peux donc que vous conseiller de vous procurer leur premier album, High/Low
: seul le "tubesque" "Popular" a laissé
sa marque au milieu de nos années 90 saturées de rock alternatif,
alors que le reste de ce cédé efficace et énergique, qui
n’a d’ailleurs pas grand chose à voir avec le single, mérite
d’être écouté, au moins autant sinon plus. Ceux qui
ont entendu "Deeper Well", "The Plan",
ou "Treehouse", savent de quoi je parle.
Trêve de digression cependant : mieux vaut retirer le sparadrap rapidement
et d’un coup sec, et vous dire tout net que Let Go est un album tiède,
mou, ennuyeux, lisse, presque innocent mais tellement oubliable. Certes, on
ne peut que louer Nada Surf d’avoir eu le courage et la volonté
de changer de direction : leur style punk-rock-power-pop vitaminé des
débuts, version plus nerveuse et directe d’un Weezer période
bleue, les avait en effet rapidement menés droit dans le mur, comme en
témoigne The Proximity Effect, leur désastreux
deuxième album.
Malheureusement, le trio a troqué son rock mâtiné de punk
contre un rock alternatif poli, convenu, et tellement déjà-vu.
Nada Surf cherche à conjurer une atmosphère douce-amère
et mélancolique, par des chansons lentes aux motifs répétitifs,
mais ne parvient qu’à endormir le chroniqueur fatigué, ou
à l’agacer dans le meilleur des cas. Je pense par exemple aux longs
et soporifiques "Blonde On Blonde", "Inside Of Love",
ou à l’insupportable "Killian’s Red",
qui affiche sans complexe une durée de six minutes et treize secondes.
A titre personnel d’ailleurs, j’exècre tout particulièrement
"Paper Boats", la douzième piste, qui remporte haut
la main la palme de la chanson interminable, avec, tenez-vous bien, sept minutes
au compteur. Vingt Dieux ! Sept minutes ! Quatre cent vingt secondes ! Quatre
cent vingt atroces secondes d’un ennui inexorablement distillé
au compte-goutte ! Quatre cent vingt secondes irrémédiablement
tombées dans l’abîme néantique ! Quatre cent vingt
secondes qui ne conduisent nulle part et ne laissent dans la bouche pâteuse
que le goût amer du temps perdu !
Quand enfin le groupe se décide à brancher les guitares, le résultat
n’en est que plus décevant : sans l’énergie et la
nervosité de High/Low, la mayonnaise ne prend plus : leurs velléités
de compositions agressives n’aboutissent qu’à des titres
mous, auto-parodies de leurs chansons anciennes. Ce constat est tristement évident
à l’écoute de pistes comme "No Quick Fix"
ou "Happy Kid", deux rocks mid-tempo jumeaux et fatigués,
aux guitares claires métronomiques qui sentent la codéine et le
Prozac. Prisonniers entre un format qu’ils ne maîtrisent plus, et
un format qu’ils ne maîtrisent pas encore, les Nada Surf nous livrent
un album peu inspiré et insipide.
De toute façon, dès que la moindre bonne idée apparaît,
elle se trouve immédiatement gâchée par la production médiocre
: écoutez ces voix trafiquées inappropriées qui surgissent
sur le deuxième couplet de "The Way You Wear Your Head"
; remarquez ces effets grandiloquents sur "Blizzard of ’77",
la première piste de l’album ; essayez d’imaginer ce qu’aurait
pu donner "Hi-Speed Soul" sans cette ligne de synthétiseur
franchement ridicule…
Quant aux textes, leur qualité est supérieure à celle
de The Proximity Effect, Dieu merci, mais tout de même largement inférieure
à celle de High/Low. Pour vous en assurer, jetez juste un œil aux
paroles de "Fruit Fly", et riez un peu avec moi, car le rire
est facile : "left some food wrapped up / in a plastic bag / on the kitchen
table / way too long / i sat down to eat / next to the bag / i was too tired
/ to throw it out" … Mon Dieu, dites-moi que je me trompe, dites-moi
que ma connaissance de l'anglais est insuffisante, dites-moi que ces lignes
apparemment insipides sont en fait gorgées de subtile poésie sous-jacente…
Comme l’écrivent les frères Wachowski, les deux
plus grands philosophes de cette époque troublée : "Ce qui
a commencé doit finir". Terminons donc cette exécution en
règle avec "l’Aventurier". En effet, cette réédition
spéciale de Let Go est assez différente de la première.
Elle nous épargne par exemple les trois pistes bonus de l’édition
originale, ce qui n’est pas forcément une mauvaise chose : on échappe
notamment à l’impossible "Neither Heaven Nor Space",
dont je ne dirai pas ici tout le mal que je pense, pour que cette chronique
ne tourne pas au vitriol.
Cependant, cette réédition nous fait aussi cadeau du Copy Control,
cette technologie de protection stupide, qui empêche le consommateur d’écouter
sur son PC autre chose que des fichiers compressés de mauvaise qualité.
Et surtout, ce disque nous gratifie donc de la reprise de l’Aventurier,
produite par l’omniproduisant Benjamin Biolay, et co-interprêté,
ô surprise, par Coralie Clément. L’attention et
l’intention de Nada Surf sont touchantes et louables, de rendre hommage
au public français avec ce titre phare de nos années quatre-vingts.
Toutefois, le trio ne peut pas radicalement métamorphoser une chanson
dont le rythme est intrinsèquement répétitif voire assommant,
et le texte éminemment stupide voir débile. Il eût fallu
prévenir Nada Surf : les années quatre-vingts sont en France les
années d’Indochine, de Jeanne Mas, de Stéphanie
de Monaco, bref, les années de la honte…
Le pire dans cette triste histoire qui me déprime terriblement, c’est
que j’aime Nada Surf. J’aime leur amour de la France, et leur parti-pris
d’incorporer deux chansons en français à leur album, "Là
pour ça" et "l’Aventurier". J’aime
leur statut d’éternels outsiders du rock. J’aime leur histoire
romanesque de groupe abandonné par leur maison de disque, leur lutte
afin de récupérer les droits de leur deuxième album, leur
volonté de ne pas rester " les types qui chantent Popular".
Je les trouve compétents, et efficaces quand ils le veulent : les guitares
de Matthew Caws sont simples mais savent faire mouche ; la
section rythmique est imparable, et la batterie de Ira Elliot est
exceptionnelle. Pire, j’écoute toujours High/Low, et j’arrive
même, avec beaucoup d’abnégation il est vrai, à trouver
mon compte dans Let Go, en abusant du bouton "avance rapide", et en
m’attardant à dessein sur "Blizzard of ’77",
"The Way You Wear Your Head", "Hi-Speed Soul",
et "Treading Water" …
Je conclurai donc cette chronique comme je l’ai commencée, et
comme Nietzsche, je me jette en pleurant au cou du vieux cheval fatigué,
si vous voyez ce que je veux dire. |