Comédie dramatique de Thomas Bernhard , mise en scène de Julia Vidit, avec Amandine Audinot, Claudia Calvier-Primus, François Clavier, Étienne Guillot, Aurélien Labruyère, Nolwenn Le Du et Véronique Mangenot.
Thomas Bernhard n'aimait ni les tièdes ni les médiocres et, conséquence logique, son théâtre ne supporte ni la médiocrité ni la tiédeur. Julia Vidit en montant "Le Faiseur de Théâtre" l'a bien compris et s'est efforcée, avec succès, de ne pas encourir l'un ou l'autre de ces reproches.
Pour commencer, il lui fallait donner au personnage central de la pièce, le comédien Bruscon, une dimension d'une démesure extraordinaire. Quand François Clavier, qui l'incarne sans défaillance, entre sur scène, on a impression que ses jambes dissimulent des échasses tellement il a l'air d'une taille hors du commun.
Le voilà dès lors prêt à un quasi monologue, simplement entrecoupé de quelques propos de ses proches ou de l'aubergiste. Figure de style dominante de l'art théâtral de Bernhard, le soliloque lardé de vociférations trouve dans "Le Faiseur de Théâtre" un de ses sommets.
Comme à l'accoutumé, tout y passe contre l'Autriche et les élites artistiques, notamment celles qui s'occupent de l'art dramatique. Mais, chose plus spécifique, Bruscon utilise beaucoup de ses monologues pour une fois encore, peaufiner, voire transformer, la pièce qu'il joue et qu'il considère comme son œuvre majeure, "La Route de l'Histoire".
Ainsi, alors que dans la salle de l'auberge s'affairent à des tâches coutumières et domestiques l'aubergiste, sa femme et sa fille, tous trois en costumes colorés, pseudo-folkloriques et gentiment ridicules, Bruscon, à l'arrière du décor, dans la partie de l'auberge censée lui servir de scène, est lui aussi entouré de sa famille et lui aussi, finalement, en train de sombrer dans le ridicule.
Car, "La Route de l'Histoire" où se mêlent les figures anachroniques de Napoléon et de Churchill, de Metternich, de Marie Curie et d'Hitler, paraît, plus Bruscon en parle et en modifie les mots et le sens, à la fois grotesque et injouable.
Véritable conte qui va s'achever par un coup qu'on peut vraiment qualifier de "coup de théâtre", "Le Faiseur de Théâtre" peut se lire aussi comme la description clinique de la vie des comédiens errant de villes en villes, de salles improbables en auberges pleines de courant d'air.
Bruscon, tour à tour mégalo, dur avec les siens et conscient de l'hérésie absurde qui le contraint à se produire dans un monde a-culturel, ce "trou du cul du monde" qui s'appelle Utzbach, a le verbe haut et facile. Pourtant, cette tournée galère est pour lui comme un chemin de croix vers une crucifixion symbolique sans espoir de résurrection.
Julia Vidit n'a pas trahi ni la dent dure ni le désespoir amusé de Bernhard. François Clavier et toute la troupe qui l'entoure joue le grand Autrichien avec tout le respect qu'on lui doit et avec une pincée d'humour toujours présente à chaque moment de ce qui pourrait n'être qu'une longue et répétitive descente aux enfers en compagnie d'un comédien en pleine folie mégalomane.
Jamais, donc, on ne s'ennuiera dans cette version grandiose où tout s'ordonne vraiment pour faire du théâtre spectaculaire. Ainsi on saluera la scénographie de Thibault Fack, qui, peu à peu, transforme la scène de théâtre au second plan dans le décor de l'auberge en son élément central. Et l'on verra alors comment ce passage à la centralité va concourir à rendre épique et pathétique la fin du "Faiseur de Théâtre".
Pareillement, on ne pourra manquer d'apprécier la créativité des costumes de Valérie Ranchoux, notamment des livrées déguenillées à têtes d'oiseau que revêtent sur scène Bruscon et sa famille quand ils répètent ou tentent de jouer "La Route de la vie".
Travail intelligent, beau et original, cette version du "Faiseur de théâtre" permet de découvrir une œuvre de Thomas Bernhard moins monolithique que certains de ses textes les plus fameux. On n'y perd pas le fil de sa pensée revêche et obstinée, mais on y perçoit une autre dimension, celle d'un amoureux fou du théâtre et du faire théâtral, c'est-à-dire quelqu'un qui aime plus qu'il ne les pseudo-déteste les comédiens et les spectateurs.
Avec Julie Vidit qui n'a recherché qu'à se rapprocher de la vérité d'un écrivain complexe, apparaît un Thomas Bernhard plus apaisé que d'ordinaire sans que cela fasse contresens. |