Réalisé par Wang Bing. France/Hong Kong. Documentaire. 2h33. (Sortie 16 avril 2014).
Avril 2014 sera le mois Wang Bing à Paris : rétrospective intégrale et exposition au Centre Pompidou, parution d'"Alors, la Chine" (Les Prairies Ordinaires), livre d'entretiens avec Emmanuel Burdeau et Eugenio Renzi et sortie de "Les Trois sœurs du Yunnan".
Ceux qui n'ont pas vu "A l'ombre des rails", son documentaire "monstre" qui l'imposa d'emblée comme un cinéaste majeur, pourront, en suivant la vie improbable de Yingying, Zhenzhen et Fenfen dans un village isolé dans les montagnes du Yunnan, découvrir son art de filmer au plus près des êtres sans jamais avoir d'être là.
S'immergeant pendant plusieurs mois dans une maison sombre et nue, avec un sol en terre battue, où les porcs, les volailles et les moutons ne sont jamais très loin, Wang Bing filme les trois fillettes dans un quotidien répétitif. Il les regarde littéralement "pousser", cassant des branches de bois pour alimenter un feu posé à même le sol, portant à leurs bouches sales une pomme de terre ou quelquefois un fruit.
Si les Frères Le Nain avaient eu une caméra au lieu de pinceaux, c'est sans doute ce qu'ils auraient filmé des paysans du Grand Siècle français. C'est aussi ce qu'auraient pu encore filmer les frères Lumière, à l'aube de leur invention, s'ils s'étaient intéressés aux paysans français avant que la guerre de 1914 ne les projette dans une modernité sans retour.
Alors que la Chine joue économiquement dans la cour des très grands, Wang Bing montre le quotidien des millions, peut-être des milliards, de très petits qui vivent une vie à peu près semblable à ce qu'elle devait pendant des millénaires, s'il n'y avait parfois dans le champ un sac plastique ou que l'on entendait l'écho d'une télé quand les villageois sont réunis dans la maison de leur chef.
Comme dans son chef d'oeuvre, "A l'ombre des rails", Wang Bing filme cette Chine sans en rien dire, sans en rien commenter, et surtout sans en rien commenter par des plans qui exprimeraient consciemment ou pas le point de vue supérieur, voire moralisateur, de quelqu'un qui appartient à un autre monde, un monde dit civilisé.
Tout au contraire, ces gens de peu ne sont pas des misérables. Cette vie rude exhale du bonheur et l'école de Yingying où plusieurs dizaines d'élèves récitent une leçon inscrite sur des cahiers bien fatigués, pas très propres, dans une salle décrépite - et le mot est faible - paraît plus agréable que bien des écoles proprettes et aseptisées.
Si elles participent déjà aux travaux harassants inhérents à cet environnement hostile, les fillettes vivent dans un cadre exceptionnel, une nature d'une beauté stupéfiante, loin de la pollution et de la surpopulation des villes.
Wang Bing, on le répète, montre mais ne dit pas. Quand le père revient de la ville où il n'a pas trouvé de travail, le fait n'est pas commenté. Pas de jugement de valeur dans ce cinéma hors norme.
Évidemment, "Les Trois sœurs du Yunnan" de Wang Bing, travail minutieux sur un quotidien sans échappatoire, nécessite une vraie attention, une attention pétrie de bienveillance. Si l'on sait faire l'effort de mettre son regard dans celui d'un immense cinéaste, on en ressortira avec des émotions que l'on connaît rarement dans le cinéma commun, celui qui excite plus la rétine que l'esprit. |