Avec "Mémoire fauve", Philippe Will livre un excellent roman à tiroirs et à clés qui, à l'instar d'une arme thermobarique, agit par déflagration successive amenant le lecteur un espace mental et spatio-temporel totalement incertain.
Et ce, alors même qu'il prend le soin (au demeurant suspect) d'un bref insert liminaire rédigé par la narratrice qui aurait fait l'objet d'un internement psychiatrique (double motif de vigilance) de cadrer rationnellement le champ et la nature du récit, en ce qu'il serait composé des deux phases de la psychothérapie cognitivo-comportementale suivie dans ce qu'elle nomme le "Pavillon des dingues".
Tout paraît donc clair, encore que le paratexte éditorial, avec son contenu spéculatif relatif à la reconfiguration cérébrale, à la vie antérieure et à la société du spectacle et la tête d'androïde figurant en première de couverture, ne milite pas vraiment en faveur de la réalité limpide.
Tout commence par la mission, au demeurant indéfinie, attribuée à la narratrice qui se déroule dans un club de sport où, étant atteinte d'anorexie "athletica", elle s'adonne de manière compulsive et intensive à la course à pied.
Cette mission est perturbée par l'arrivée d'un nouveau membre dont "le regard intergalactique" - en réalité une crise d'érotomanie paranoïaque - va déclencher un épisode délirant sanglant et une disjonction cérébrale à l'issue de laquelle, après un "blanc" comateux, elle va reprendre conscience dans le fameux pavillon où l'attend un insolite parcours du combattant.
Quoi qu'il puisse en paraître, il ne s'agit en rien de la énième fiction sur l'itinéraire psychologisant d'une psychotique même si telle semble être la trame, qui, en tout état de cause, s'avère davantage un "macguffin".
Dans un style singulier et syncrétique basé sur un ton objectif presque clinique, qui participe également à l'instauration d'une inquiétante étrangeté, et qui, conjugué au doute réflexif induit par la lecture, alimente le suspense, Philippe Will conduit le lecteur, après avoir brouillé tous les repères spatio-temporels, dans une immersion, "à l'insu de son plein gré", dans l'univers d'une quatrième dimension aux frontières troubles entre la réalité et la fiction, le réel et le virtuel, l'imaginaire et le tangible, le vécu et le fantasme.
Philippe Will a ainsi élaboré une passionnante intrigue à engrenage et à passerelles introspectives qui se développe de manière entropique autour d'un inattendu - mais néanmoins pertinent - principe systémique, celui de la paranoïa, qui régirait l'individu comme le monde, un monde quasi échiquéen dont les fous constituent les pièces majeures.
Un épatant roman pour lecteurs baroudeurs et funambules ne souffrant pas d'acrophobie. Le fin mot de l'histoire ? ..."A suivre..." suivi d'un curieux anti-autoportrait conçu comme un négatif dans lequel, en évoquant l'oeuvre d'un écrivain australien avec lequel il fait initiales communes, Patrick White, Prix Nobel de littérature 1973, Philippe Will livre une piste exploratoire. |