JeHaN revient tous les trois mois à Paris avec un nouveau spectacle : après "De Sylvestre à Leprest" et "Cœur Nougaro", voici donc "C’est pour l’amour", qui revisite à sa façon l’œuvre connue ou méconnue de son ami Allain Leprest. En 2012 JeHaN, encore sous contrat avec Tacet, jouait avec Thierry Garcia un récital intitulé "Connaît-on encore Leprest ?". Il en reprend aujourd’hui les grandes lignes avec un nouvel instrumentiste : Lionel Suarez, bien connu des amateurs de chanson pour son association avec André Minvielle, notamment. Compositeur d’un titre sur le dernier album solo original de Leprest (On leur dira, 2008), c’est un vieux complice de JeHaN – cf le disque autoproduit en 2004, L’envers de l’ange, dont il signait une grande partie des musiques. Ils enregistrent ensemble, en ce moment, un CD entier consacré au poète d’Ivry et Mont-Saint-Aignan. Le disque sortira… "au bon moment", dixit l’intéressé.
La rentrée 2014 s’annonce déjà chargée en lepresteries : deux disques d’inédits (Claire Elzière et Jean Guidoni), deux livres (chez L’Archipel et les éditions Jacques Flament), la reprise du spectacle "Où vont les chevaux quand ils dorment" par Romain Didier et consorts… Dans ce contexte de rude concurrence, JeHaN a sans doute raison de prendre son temps. Mais cela ne l’empêche heureusement pas d’entretenir la flamme : mercredi et jeudi derniers, dans un Limonaire plein à craquer, il a proposé un astucieux mélange de classiques et raretés, prouvant qu’il est un des meilleurs interprètes de ce répertoire à la fois exigeant et populaire – au meilleur sens du mot : proche de ce que les petites gens ont de meilleur, sans tomber dans la mièvrerie grand public.
Côté classiques, on a eu droit à : "Êtes-vous là ?", dans une version bluesy plus proche du réenregistrement Leprest-Lemonnier (Parol’ de manchot, 2009) que de l’originale de 2005. "Ton cul est rond", qui semble avoir été taillé pour sa voix d’ogre sensuel – au point que les interprétations de Leprest lui-même font pâle figure à côté de celles du toulousain. Le temps de finir la bouteille, dans la version augmentée déjà entendue sur le Symphonique – couplet supplémentaire consacré à Van Gogh – mais au rythme accéléré, presque rock-musette, qui "met le feu" au café-concert mieux que dans n’importe quel Stade de France.
"D’Osaka à Tokyo" subit elle aussi un lifting. La voix de JeHaN conserve la lenteur solennelle des vers originaux, mais l’accordéon dédouble les temps et joue une rythmique rapide. Etonnant contraste, qui reflète intelligemment la catastrophe décrite par le texte – un homme prend le temps d’écrire un dernier mot à ceux qu’il aime, tandis que l’avion fonce à toute vitesse vers la mort...
"Je ne te salue pas", cri salutaire par les temps qui courent, oppose à Dieu et ses intégrismes l’irrévérence du poète. Les ruptures rythmiques de la version jouée ce soir-là donnent du relief et permettent de mieux faire passer ce texte long et dense. Plus tard, Lionel Suarez se met au piano pour SA chanson (On leur dira), et JeHaN ajoute un beau couplet inédit au "C’est Drôle" de Leprest-Lemonnier.
Côté semi réussites (ou demi-échecs, si l’on préfère), "Rue Blondin" est trop légère et sautillante pour la voix rauque et grave de l’interprète. Et "Où vont les chevaux quand ils dorment", sur lequel le chanteur s’éloigne dangereusement de la mélodie originale, donne l’impression d’une mise en place un peu brouillonne.
Dieu merci, JeHaN ne se contente pas de visiter la discographie de Leprest : il replonge aussi avec délice dans la sienne, redonnant vie à trois morceaux de son splendide album Les Ailes de JeHaN (1999). D’abord "Ne me quitte plus", pour lequel il délaisse sa six-cordes (ça ne l’empêche pas de chanter "Je tiens ma guitare comme une pagaie" !). Chanteur et accordéoniste, d’une grande sobriété, semblent retenir leur souffle mais finissent par exploser sur les passages les plus chargés en émotion. Une réussite qui parvient presque à faire oublier la version du disque – et n’a rien à envier au tout petit classique de Brel.
"Etrange" (co-signé par deux auteurs des ateliers Leprest à Ivry), sur un sujet éminemment politique – les amours métissées – touche autant qu’elle fait réfléchir. Et quand la voix de JeHaN, gorgée de "soul", rejoint l’accordéon pour une envolée finale accompagnant celle du charter, plus besoin de mots pour faire entendre la détresse du sans-papiers face à l’administration sans âme.
"Chanson bateaux" est un autre sommet de la collaboration JeHaN/Leprest, mélodie ample et mélancolique pour dire la brièveté des choses qu’on aime. C’est aussi un cas d’école de la méthode de distribution des textes par Leprest, qui a déjà suscité pas mal de controverses entre musiciens – et risque d’en susciter encore. Il est souvent arrivé, en effet, qu’un même texte soit réécrit par son auteur, et "offert" à un nouveau compositeur, souvent avec un titre différent. Ainsi, on recense pas moins de trois musiques composées sur le texte de "Chanson bateaux" : une première par Didier Dégremont au milieu des années 80 (spectacle "Le chanson de les valises"). La version composée et enregistrée par JeHaN en 1999. Et une nouvelle mouture Guidoni/Romain Didier, à venir à la rentrée, avec un texte réécrit et augmenté. Une chatte n’y retrouverait pas ses petits… et l’auditeur, habitué à une musique plutôt qu’à l’autre, a de quoi s’y perdre. Mais les deux versions gravées sur disque (il ne reste aucune trace de celle de Dégremont) ont chacune leurs mérites, et il serait vain de les opposer.
"Bas les masques", enfin, autre collaboration JeHaN/Leprest, n’a pas été enregistrée sur Les Ailes de JeHaN, mais interprétée sur scène dans le spectacle en trio "Ne nous quittons plus" (avec Loïc Lantoine), avant d’être offerte au groupe Face A La Mer, puis reprise par Francesca Solleville sur un album. Leprest lui-même en a enregistré une version mal fichue, sur une maquette datant du début des années 2000, accompagné par le groupe nordique La Bande à Paulo. Bref : une chanson qui a déjà bien voyagé… mais qu’on n’avait jamais trouvée si émouvante, ni autant savouré, que ce soir-là au Limo.
JeHaN offre également au public une grosse poignée d’inédits, propre à ravir les "spécialistes". "14/18", évocation humaniste de la grand guerre (qu’il a mise lui-même en musique), y côtoie "Le Doute", sur une tendre mélodie de l’ami Pierron, avant "Aimer c’est pas rien", parlé-chanté en guise de faux au-revoir. "Bien avancés", de son côté, illustre un versant méconnu de l’œuvre d’Allain Leprest : les chansons un peu lestes, écrites pour rigoler avec (ou pour) ses amis, mais rarement chantées par lui-même. Celle-ci oscille entre du Pierre Perret mal embouché et un Brassens en petite forme. La musique (de Louis Lucien Pascal) est légère, mais la blague un peu lourde. Ce n’est assurément pas le meilleur Leprest, mais une autre facette de son écriture… qui a le mérite d’offrir une pause au milieu d’un spectacle chargé en émotion.
Dans le genre humoristique, "Trafiquants" est d’un autre niveau. Déjà enregistrée par Leprest et la Bande à Paulo (sur une musique informe), elle a été reprise en main par Romain Didier, créée sur scène par JeHan en 2012… et sortira finalement en 2014 sur l’album de Guidoni, avec Juliette pour ajouter un peu de… légèreté ! La chanson, complainte cynique d’un couple de trafiquants qui se toisent du coin de l’œil pour savoir qui entubera l’autre – mais obligés de veiller leur magot à tour de rôle – est drolatique. JeHaN, avec sa tête de flibustier rigolard, la porte à merveille et nous arrache des sourires complices.
Cerise sur le gâteau : "Chut", sur une musique de Romain Didier, pièce maîtresse du prochain album de Guidoni. Une fois n’est pas coutume, elle a été créée par JeHaN sur scène avant qu’il ne quitte Tacet. Autant la version Guidoni s’enivre de cordes (Romain Didier signant là ses plus beaux arrangements d’orchestre), autant celle de JeHaN est d’une sobriété exemplaire. Suarez baisse d’un ton – "chut !" – pour faire entendre la débâcle de l’homme "pris au piège froid de sa gravité", qu’il faut laisser choir en silence. Cette version minimale, dépouillée des effets orchestraux, confirme ce que l’on subodorait déjà à l’écoute du Guidoni : ce morceau est l’un des meilleurs de Leprest et Romain Didier, toutes périodes confondues. Peu importe l’habillage : les deux versions ont droit de cité, tant qu’elles sont portées par des interprètes aussi exceptionnels… |