Réalisé par Nuri Bilge Ceylan. Turquie. Comédie dramatique. 3h16 (Sortie le 6 août 2014). Avec Haluk Bilginer, Melisa Sozen, Demet Akbag, Ayberk Pekcan, Serhat Mustafa Kilc, Nejat Isler, Tamer Levent, Nadir Sanbacak, Mehmet Ali Nuroglu et Emirhan Doruktutan.
Un homme en manteau noir à la belle carrure et à la crinière blanche regarde le paysage somptueux constitué par les montagnes de tuf de Cappadoce.
De dos, immobile, il semble happé par la majesté de cet univers minéral immuable et intangible inscrit dans la grandeur de la nature et l'éternité du monde face à la finitude de l'homme.
Les premières images de "Winter Sleep" du réalisateur turc Nuri Bilge Ceylan, qui s'est vu décerner la Palme d'or au Festival de Cannes 2014, évoquent le célèbre tableau intitulé "L’homme contemplant une mer de brume", parfois "Aube dans les montagnes", du peintre Caspar David Friedrich, figure majeure de la peinture romantique allemande, qui symbolise l'introspection et traduit le paysage mental de l'homme solitaire entretenant un certain culte du "moi" et son aspiration à l'impossible.
Elles entrent en résonance avec un poème souvent attaché à cette oeuvre, "Le vallon" de Alphone de Lamartine ("Repose-toi, mon âme, en ce dernier asile" , "ce calme avant-coureur de l'éternelle paix") et également avec la musique de Schubert, leur contemporain, dont un des mouvements d'une sonate tardive scande la dramaturgie par ses déclinaisons romantiques de la mélancolie à la souffrance, de la tension à la tristesse.
Avec le zoom de la caméra centrée sur la tête de l'homme qui s’achève par un fondu au noir, est révélée l'essentielle des nombreuses thématiques abordées par une partition filmique placée sous l'égide de Tchekhov, Doistoievski, Shakespeare - quelles autres meilleures références pour un cinéaste dont l'ambition assumée est "de raconter l'âme, l'aventure et la nature humaine" - et Voltaire, et saupoudrée de philosophie camusienne : celle de la désillusion.
Nuri Bilge Ceylan et son épouse Ebru Ceylan, co-auteurs du scénario et des dialogues peaufinés, d'une rare densité et dépourvus de tout verbiage, se sont inspirés de l'archétype du personnage tchekhovien soumis à l'insoutenable pesanteur du quotidien et au tragique existentiel du quotidien pour brosser le portrait d'un homme, proposer une étude de caractères et disséquer un huis-clos familial et conjugal sur toile de fond de fracture sociale, appréhendée sous l'angle naturaliste et la vision dostoievskienne de la grandeur du peuple, doublée d'une perspective de lutte des classes.
Au début de l'hiver de sa vie, après avoir mis fin à sa carrière d'artiste, une carrière de comédien de théâtre qui s'est confronté aux grands textes, et non d'acteur qui se serait "commis" dans des séries télévisées, tel Ulysse, Aydin revient dans son village natal vivre le reste de son âge.
Il y exploite le patrimoine immobilier légué par son père dont la gestion courante est assurée par un régisseur, quelques maisons louées et un petit hôtel de tourisme troglodyte, espace confiné et exigu qui fait office de tchekhovienne maison polysémique et pompeusement baptisé Othello, qu'il occupe avec sa jeune épouse et sa soeur récemment divorcée.
Bel homme au visage buriné qui se veut lion solitaire magnifiquement campé par Haluk Bilginer, il passe son temps reclus dans son bureau à écrire des éditoriaux vaguement polémiques pour une gazette locale et à rassembler la documentation pour son projet de grand oeuvre, une histoire du théâtre turc.
Imbu de sa position de notable et d'intellectuel et vaniteux à l'obséquieuse densité monolithique, Aydin règne sur son petit monde ("Mon royaume est petit mais j'y suis roi") sans se rendre compte que son orgueil et son attitude de suffisance sont ressentis comme des marques de mépris et ses actes de générosité humaniste vécus comme des humiliations.
Pendant les frimas et la neige de l'hiver anatolien propices à l'engourdissement, deux événements vont troubler son magistère de manière radicale : la farouche détermination d'un garçonnet au regard terrible (Emirhan Doruktutan) qui se venge de la honte ressentie par son père à la suite d'une saisie pour loyers impayés et l'activisme d'un instituteur (Nadir Sanbacak) bien en cour auprès de son épouse qui milite auprès des nantis locaux pour pallier l'incurie des pouvoirs publics.
Confronté au statut d'exploiteur du prolétariat, Aydin est également pris à partie par sa jeune épouse et sa soeur dont les frustrations sont exacerbées par la désillusion consommée combinée avec l'irrésolution, l'ennui et le désoeuvrement.
Et il doit se confronter avec le rêve déçu des deux femmes qui l'ont aimé : "Idéaliser un homme en faire un Dieu pour, ensuite, lui en vouloir". Véritable bataille rangée avec sa soeur, interprétée avec justesse par Demet Akbag, malheureuse après l'échec de son couple et culpabilisée par le divorce qu'elle a initié, de surcroît amère et aigrie par l'âge.
Version féminine de "Oncle Vania", elle reporte sur lui l'acrimonie inhérente à la jeunesse enfuie ("Le monde nous appartenait, la vie semblait sans fin", aux illusions perdues ("Tu faisais notre admiration. Nous pensions tant que tu ferais de grandes choses") et aux vies ratées.
Avec sa jeune et jolie épouse, belle incarnation de Melisa Sozen en figure douloureuse, qui telle l'épouse du vieux professeur dans "Oncle Vania", s'est abusée elle-même en étant éblouie par le personnage de Aydin, et lui reproche de l'avoir étouffée, le choc est rude. Comme Irina la plus jeune des "Trois soeurs", elle cherche à donner un sens à vie, en l'occurrence par une action caritative de "philanthrope patentée" en faveur des pauvres et des démunis, n'en a pas fini avec les désillusions.
Et après, renoncement ou renouveau ? Aydin cite Shakespeare : "L'implacable destin est la désillusion de toutes nos entreprises".
De facture classique mais non académique, porté par une interprétation incarnée, ce film est magistral au fond, avec une intelligente immersion dans l'âme humaine et une remarquable maîtrise des différentes problématiques, comme en la forme, avec des images saisissantes et somptueuses dans une chromatique subtile de blanc et de gris, la justesse expressive de ses cadrages, Nuri Bilge Ceylan a un oeil avisé et un excellent directeur de la photographie, Gokhan Tiryaki.
Trois heures qui passent comme un songe... comme la vie. |