"Ce qui n'est pas déchirant est superflu, en musique tout au moins."
Cioran
Oui demain est un autre jour. Il en est fini de la pluie. Bon, le site est toujours assez abominable, malgré un réel effort des organisateurs pour arranger le tout. Déjà par ce que les conditions de la veille étaient inadmissibles et parce qu’aujourd’hui, Portishead oblige, le festival affiche complet. En arrivant dans le fort, on observe incrédule le ballet des tracteurs répandant une quantité astronomique de paille en se disant que si tu as le rhume des foins, hé bien tu risques l’œdème de Quincke.
Ca bosse dur pour rendre le site acceptable mais les problèmes ne sont pas réglés partout, sur les parkings notamment et cela retarde considérablement l’ouverture des portes au public.
Nous ne sommes en effet qu’une quinzaine au début du set des anglais de Cheathas. Ce qui donne l’impression d’assister à un concert pour accrédités et bénévoles. Un couac pas très sympa pour le groupe et pour certains festivaliers qui auront presque deux heures d’attente devant les portes. Un très faible public qui grossira au fur et à mesure du concert mais qui ne semble pas déstabiliser les Londoniens qui déroulent leur mélange de shoegaze et de noise héritière des années 90 sur la scène des remparts. Rien de bien neuf mais le groupe joue carré et avec une certaine application pleine d’entrain. On appréciera donc à sa valeur juste des titres comme "Get Tight", "The Swan" ou "Geographic".
A contrario c’est le soleil et presque la grande foule qui accueille La belle, soyons franc, Anna Calvi qui a la lourde tache d’ouvrir la grande scène. On peut ne pas aimer ce genre de rock, cette façon de (sur)jouer de la guitare, de multiplier les solis taille XXL mais Anna Calvi assure totalement son set blues rock. La guitariste / chanteuse, terriblement sexy ("Desire", "Suddenly") parfois épineuse ("I’ll Be Your Man", "Rider To The Sea") fait claquer sa musique à l’instar de ses escarpins sur la scène et joue habilement avec les moments de tension et de détente. Un set plaisant qui se terminera avec la reprise de Frankie Laine : "Jezebel". Un seul petit bémol, une qualité sonore qui, surtout au début, ne lui rendra pas service et qui gâchera notre perception de l’instrumentation qui l’accompagne (pour être franc, on aura l’impression d’où nous étions situés que les micros de la multi-instrumentiste (métallophone, orgue à soufflet…) et dont l’intérêt n’était pas négligeable ne furent ouverts que pour la seconde moitié du concert).
C’est de loin que l’on assiste au concert de Protomartyr. On est un peu bête parfois on avait oublié que nous avions aimé le disque… n’empêche, même de loin, le concert est bon. Le quatuor américain en provenance de détroit assène avec prestance son post-punk énergique. "Maidenhead" en ouverture, "Want Remover" ou encore "Ain’t So Simple" sont de véritables claques. Le chanteur Joe Casey raide (droit…) comme la justice orchestre la démonstration sonore incisive et caustique… On regrette de ne pas être plus près pour partager avec le reste du public cette belle énergie. Les regrets ne sont que de courte durée étant donné que nous sommes super bien placés pour assister au concert de Slowdive.
Slowdive… Slowdive. Non je ne suis pas un fan de la toute première heure mais le groupe me hante depuis fort longtemps. Qu’attendre de ce retour ? Le bouche à oreille parle de concerts réussis et on sait qu’ils vont permettre au groupe de se retrouver, de reprendre ses marques avant un nouvel album. Alors on attend d’être bouleversé par cette musique qui mélange romantisme et déflagration sonore et qui aura façonné le son de nombreux groupes actuels.
L’attente ne sera pas longue. Au bout de cinq minutes nous avons des frissons, au bout de dix notre cœur bat la chamade, et à partir de quinze c’est presque l’ataraxie. La musique de Slowdive est magique. Si sur disque l’usure du temps a parfois fait ses mauvais offices, ici et maintenant elle prend une nouvelle ampleur, sonne même résolument moderne. Le moment est intense. Chaque crescendo, chaque alternance de voix entre Halstead et Goswell, chaque ligne mélodique sont des moments orgasmiques. Neil Halstead cherchait avec Slowdive un univers sonore, des atmosphères.
Ce qui est construit devant nous en est la parfaite réussite. Nous avons les larmes aux yeux devant ces moments extraordinaires que sont "Catch The Breeze", "Crazy For You", "Machine Gun", "When The Sun Hits" ou encore "Alison". On tremble, on exulte. Sur scène, le plaisir du groupe à jouer ensemble est palpable. Neil Halstead yeux mis clos sur la gauche et la divine Rachel Goswell tout sourire, sont les grands prêtres de cette immense communion.
Sans en faire des tonnes, avec simplicité et honnêteté, le groupe nous donne à entendre ce qui sera résolument le plus beau concert de cette édition 2014. "She Calls" et "Golden Hair", reprise de Syd Barrett closent le concert en apothéose.
Les lumières s’éteignent, la redescente sera difficile. Slowdive aura placé, niveau émotion, la barre très haute. C’est au tour maintenant de l’autre groupe très attendu : Portishead.
Dès les premières notes de "Silence", le public frissonne et retient son souffle, les basses sont des coups de tonnerre et c’est quand Beth Gibbons commence à chanter que le public explose de bonheur. Un bonheur qui l’étreindra durant tout le concert. L’émotion est tangible, l’écoute est religieuse. Sur scène, Portishead produit une musique miraculeuse, souvent hallucinante parfois étourdissante. Pourtant, oui pourtant quelque chose ne va pas. Petit à petit, l’enthousiasme des débuts me quitte. Beth Gibbons semble presque fantomatique et que l’on l’accepte ou non, sa voix a subi les affres du temps. Elle est toujours capable de nous donner d’incroyables frissons mais sur la longueur… Techniquement étourdissant, Adrian Utley et Geoff Barrow exécutent les titres de manière presque similaire aux versions CD.
Justement c’est peut-être là la véritable déception. C’est beau, superbe, on adore cette musique mais c’est presque froid. Alors OK, Portishead ce n’est pas la compagnie créole mais il existe un juste milieu. On regrette que les Anglais ne s’écartent pas un peu plus de ces versions, de ce son parfois un peu daté, ne mettent de la folie dans leur musique. Dieu sait que ces compositions peuvent être le point de départ d’incroyables projections. Visuellement, c’est très beau mais il n’y a aucun échange avec le public. C’est même étonnant d’entendre Adrian Utley affirmer à la fin du concert son plaisir de rejouer ici ou de voir Beth Gibbons sauter en front de fosse serrer des mains pour ce qui semble plus quelque chose de récurrent et calculé qu’un pur moment de joie spontanée. Le concert se termine et mon impression est mitigée. Peut-être attendais-je trop de ce groupe, en tout cas j’attendais résolument autre chose. Portishead a-t-il un avenir autre que celui de tourner ? Sa musique, superbe au demeurant est-elle soluble dans la modernité ou est-elle le marqueur d’un genre et d’une époque ? Est-elle capable de se renouveler ? Je suis sceptique.
On ne verra pas grand-chose de Metz et de sa folie Noise. Trop tard trop vieux…
Et puis il faut garder des forces pour la tornade Liars. Ce groupe incroyable en perpétuelle évolution esthétique reste sur scène une tornade électro punk au mauvais goût assumé. Ce soir, les Liars nous offrent le songe d’une nuit de Sabbat. Dès le départ, Angus Andrew bouge sur scène comme s'il était une marionnette manipulée par le diable. Masque à franges rappelant le visuel de Mess, leur dernier album, le chanteur organise une pagaie sans nom, un désordre incroyable. Le fait que le batteur ait du mal à jouer au tempo en début de concert rajoute à la confusion. Mais on sait que chez les Liars, derrière l’anarchie se cache un véritable travail musical, de sape aussi parfois. "Pro Anti Anti", "Mask Maker" et "Let’s No Wrestle Mt Heart Attack" transforment le fort en dancefloor ahurissant, mais la sauvagerie du groupe laisse la place aussi à des moments plus fins, à des ambiances plus malsaines ou torturées.
On ne sait jamais si c’est de l’art ou du cochon ou les deux. En tout cas, c’est captivant, baroque, fort, malin, drôle, puissant, extrême, terrible. Le public ne sait pas toujours sur quel pied danser, surtout quand il est sérieusement aviné. "Vox Tuned D.E.D", "WIXIW", "I’m No Gold" nous renversent et "N 1Against The Rush", "Mess On A Mission", "Brats" et "Plaster Casts Of Everything" terminent de nous mettre littéralement à genoux. Liars construit et détruit en même temps sa musique, se moque de nous mais nous laisse pantois.
"Ce qui n’est pas déchirant est superflu, en musique tout au moins" disait Cioran. Les concerts de Slowdive, Liars et dans une moindre mesure celui de Portishead en sont la preuve.
Et Moderat me direz-vous ? Trop tard, trop d’émotions… On m’en a dit beaucoup de bien… et puis j’ai juste envie de garder le souvenir du sourire de Rachel Goswell… |