Je dois vous l’avouer, c’est un petit peu compliqué pour moi de vous parler de Jean-Louis Murat. Mais ce n’est pas très important, concentrons-nous sur les faits, Jean-Louis Murat né en 1954 sort un nouveau disque. Il sort habituellement un album par an, en toute logique Babel est donc son soixantième album.
C’est un peu compliqué pour moi de vous parler de Murat donc parce que j’écoute ses chansons avec attention, fébrilité, passion depuis plus de vingt ans, donc vous vous doutez bien qu’il y a comme un lien même pas défait entre lui et moi. Ça y est, je fais des références obscures… Exactement ce que je voulais éviter de faire.
Donc, je reprends, des faits, des faits, rien que des faits. Babel, double album, triple vinyle, vingt chansons, une heure trente-cinq minutes, soit une moyenne de quatre minutes et quarante-cinq secondes par chanson, enregistré avec le groupe clermontois The Delano Orchestra et la complicité de Christophe Pie, de Morgane Imbeaud (de Cocoon) et d’Oren Bloedow (d’Elysian Field). Vous pouvez l’acheter pour un prix allant de dix à trente euros suivant le format que vous choisirez. Bon, j’ai bien conscience que dit comme ça, ça fait simplement publi-reportage, communiqué de presse de PIAS, que ça ne va pas vraiment vous donner envie donc creusons un peu plus. Mais c’est à vos risques et périls, mais au final vous me remercierez.
La discographie de Murat est pléthorique, une vingtaine d’albums selon la maison de disque, une trentaine selon les fans. Chaque nouveau disque, depuis quelques temps, n’est ni jamais tout à fait le même, ni jamais tout à fait un autre. Ici, on retrouve certains automatismes tant sur des phrases musicales que sur quelques couplets, mais "Chut, pas de bruit !", alors "arrête d’y penser". En fait, chaque disque de Murat semble se répondre comme un long dialogue, cela passe par l’évocation d’un animal, des genêts ou d’une rue du Mont Dore. Citer des lieux, des villes, des volcans, ancre ses chansons dans une Auvergne fantasmée et imaginaire chez l’auditeur, nul besoin de faire le voyage pour comprendre et se laisser porter simplement par l’évocation de la direction du Crest et ses mille hectares de forêt. Paradoxalement, c’est l’inverse pour les textes : il n’est nul besoin de comprendre pour faire le voyage. Évidemment, chacun peut se faire son idée, s’approprier ses textes, voire comment ils résonnent en lui, faire son propre parcours, qu’il soit de la peine, ou jusqu’à la fin.
Il faut dire qu’il s’offre le luxe de multiplier les points de vue, contrairement à une idée répandue il ne passe pas son temps à se plaindre, il ne se cache pas derrière chaque "Je", il sait se faire spectateur, raconter des histoires, imaginer une seconde voix, se perdre de vue, se faire disparaître dans un "tu", dans un "il". Murat le poète est un cliché aussi vieux que Passions Privées ou que Clara qui veut la lune mais pourtant, il reste un des rares à manier aussi bien la langue française, à réussir à mêler les trois niveaux de langage. Pourtant, rien ne paraît vulgaire, rien ne l’est jamais. Il sait alterner la chanson la plus traditionnelle, avec la ballade aux tournures moyenâgeuses, ou même réaliser des textes cut off en écriture automatique et même des refrains à l’efficacité redoutable. Babel le prouve une fois de plus, en nous offrant un large panel du talent d’écriture de Murat.
Malgré une discographie conséquente, jamais n’est sorti de best of, les mauvaises langues diront que c’est parce que… En fait, on s’en fiche des mauvaises langues. La vraie question est pourquoi faire un best of quand il y a tant de bonnes chansons encore à faire ? C’est ce que semble nous dire ce Babel, tant musicalement qu’au niveau des thèmes abordés. Ici, une ballade racontant une histoire d’amour directement inspirée de Bellanger ou de Joe Dassin, là une comptine cool avec chœurs enfantins, ici une chanson légère, là une chronique de la vie paysanne en plein air, un peu de blues à guitare et quelques histoires d’amour et quelques histoires de mort… et un peu de sexe aussi évidemment, le sexe et la mort sont tout de même ses thèmes de prédilection.
Musicalement, au lieu de redites, c’est à de la nouveauté à laquelle nous assistons et c’est là que le "Avec The Dellano Orchestra" de la pochette prend tout son sens. Depuis quelques disques, Murat avait un peu pris l’habitude de tout faire tout seul et, comme quand on traîne et qu’on s’ennuie trop longtemps dans une chambre aux fenêtres closes, que l’on vive au grand air ou pas, ça finit par sentir le renfermé, or ici les fenêtres sont grandes ouvertes, c’est le ménage de printemps en plein mois d’octobre. Les arrangements sont généreux, le son ample, comme si les chansons avaient toujours manqué de ça. Ce mélange de corde et cuivre rappelle parfois le travail de Fred Jimenez sur A bird on a poire, mais là où les compositions de Fred était résolument dans la veine de la pop 60’s, ici nous sommes dans la chanson d’aujourd’hui et dans des compositions on ne peut plus "muratiennes". Les Dellano, en parfait Crazy Horse, apporte non seulement leur jeunesse, leur fraîcheur mais aussi leur expérience et leur talent, ils savent habiller une chanson, d’un simple et doux violoncelle ou d’une cascade de cuivre, ajouter à ça les doux chœurs enivrants de Morgane Imbeau et vous obtenez des écrins parfaits pour la fameuse poésie de vous savez qui. Il faudrait aussi évoquer la voix de Jean-Louis, cette voix profonde mais pas seulement, ici il joue avec tout son spectre, passant de la voix de tête à la voix de crooner, se mêlant à lui-même parfois. Le verbe est déclamé, les mots ne sont pas mâchés mais bien distinctement dits, il ne faudrait pas perdre une miette de cette fameuse poésie.
Faire un double album aujourd’hui peut paraître totalement hors du temps, mais c’est justement en cela aussi que Murat est Murat, cette capacité à être hors du temps, pas dans le sens "c’était mieux avant ma pauvre Ginette quand on mourrait à quarante ans de cultiver la terre qui ne ment pas elle c’est pas comme les gens de la ville", non hors du temps comme libéré de toutes contraintes, de tout effet de mode, de buzz, sans se soucier de ce qui se fait ou de ce qui ne se fait pas. Répondre à l’envie, aux envies, aux moments, aux rencontres, et parfois même si ça rate, ou même si c’est moins réussi. Ce n’est pas du tout le cas ici, aucun des vingt morceaux n’est vain (arf !). Un double album de vingt morceaux, c’est riche, c’est offrir aux auditeurs la possibilité de faire son choix, je pourrai vous faire la liste des cinq chansons qui vous mettrons de bonne humeur, des cinq qui sont belles à pleurer, des cinq qui vous feront taper du pied, etc. Il y a de tout, des grandes, des petites chansons. Etre hors du temps, c’est aussi faire confiance au public, oui ami auditeur, tu n’es pas une oie tout juste bon à être gavée de chansons formatées de deux minutes trente, avec des refrains affligeants et des airs écœurants. Murat est généreux comme un auvergnat et il le prouve à chaque album, sortez de vos clichés, non, Murat ne chante pas que l’Auvergne, les paysans, l’amour, le Saint-Nectaire et les regrets sur deux accords de synthé, laissez-vous emporter par ses mots, sa voix, et sa musique pour ne plus être des voyageurs perdus.
Et pour bien vous prouver ce que j’avance, sachez que je n’y connais rien à la paysannerie, je déteste la campagne et l’amour (ou l’amour me déteste, je ne sais plus), j’habite seul à Paris pas loin de la rue des Pyrénées, et j’ai écrit cette chronique dans un TGV bleu allant à deux cent cinquante-huit kilomètres à l'heure, en mangeant un sandwich au Babybel, c’est ça être un gars de la ville : ça ne prend pas le temps de vivre mais ça prend le temps d’écouter les disques de Murat… Allez comprendre ma brave dame ! (ou mon bon monsieur, si vous êtes un homme).
|