Dans un concert de jazz, il se passe toujours quelque chose. Pour l'oreille inhabituée d'autant plus peut-être. La spontanéité omniprésente, des rebondissements, des collisions, de la beauté d'étonnement.
Cette soirée du Tourcoing Jazz Festival, à la programmation décidément riche et variée, accueille, au sein du Théâtre Municipal Raymond Devos, deux groupes qui, différemment, nous réservent ce genre de plaisir : Shai Maestro Trio et un autre trio, Omar Sosa, Paolo Fresu et Trilok Gurtu.
Shaï Maestro est un jeune pianiste israëlien, aujourd'hui installé à New York. Jeune mais pas débutant, il a déjà collaboré notamment et de façon notable avec Avishai Cohen, entre autres.
Il nous apparaît ce soir avec Jorge Roeder à la contrebasse et Ziv Ravitz à la batterie. En cercle (à trois, alors disons en triangle…), ils sont connectés extrêmement, en permanence et dans tous les sens, le batteur à huit bras (non ? Mais si !), exponentiel, d'une fluidité exquise, le contrebassiste en battements de coeur de cet arbre tri-tronculaire ; en effet, il semble plus en rythmique que le batteur, ce qui rajoute encore de la douceur au ressenti. Et le piano narratif, à la proue du récit, de l'évocation, bien qu'il nous tourne le dos. Mais ça nous permet de voir son jeu aérien, ses inclinaisons de buste, partant ailleurs. Et ce jazz-ci voyage beaucoup, il y a clairement du vent dans les voiles, des accents méditérranéens, à pointe de mélancolie, mais libre, tellement. Après un premier album éponyme, le deuxième s'appelle Road to Ithaca. Et on y est avec Ulysse et les sirènes, qui se mêlent parfois aux sirènes plus stridentes des rues de la Grosse Pomme, où la musique se fait plus bruyante, plus urgente.
Les influences géographiques sont un des sels du set, qui a quelque chose de naturaliste, Shai Maestro nous raconte un peu la genèse de sa musique, son enfantement dans la douleur, mais sa vie sur scène : l'improvisation est à ce point présente qu'il n'y a pas de set-list, elle se fait en fonction du chemin qu'a pris le titre précédent. C'est à ce point l'élément même de leur travail que le troisième album sera enregistré "live". Encore une image : dans le public, un homme qui s'allonge sur la moquette rouge, entre les rangées du balcon, dans la lumière mauve du théâtre surchauffé. Savourer l'instant, la palpitation.
Le voyage qui suit fait de plus grands bonds encore : trois pointures s'unissent et ce sont les bottes de sept lieux qui font le grand écart. Omar Sosa, en grand manitou cubain au piano, Trilok Gurtu en percussionniste halluciné (lui ce n'est pas huit, mais treize bras), et Paolo Fresu, en trompette sarde et suave, un peu en retrait, qui temporise le feu des deux lions.
Ici, le son est beaucoup plus travaillé, il y a des claviers en plus du piano, des effets, des boucles, au service de la trompette, mais c'est un jardin d'enfants. Ils se chamaillent, s'attisent, se provoquent de leurs gammes, qui afro-cubaines aux clins d'oeil salsa, qui de tablas à percus au travail tellement inconcevable que les gens se lèvent discrètement de leurs fauteuils qui grincent, se tordant le coup pour voir ce qu'il fait, pour voir s'il y a quelque chose à comprendre : pas vraiment ! Pas de la performance, attention, juste une richesse et une inventivité complexes, qui donnent un change formidable au charisme de Sosa. Et la trompette, funambule omniprésent, touche de jeu à mi-chemin des Caraïbes et de Miles Davis.
Ce défi complice entre Sosa et Gurtu va trouver son apogée dans une joute verbale invraisemblable, où en onomatopées et bruitismes buccaux, ils se répondent, d'un continent à l'autre mais d'un même pays, sur un mode d'enthousiasme endiablé, tout à fait euphorisant.
L'autre jour, sur Arte, une danseuse indienne expliquait que la danse et l'art, dans sa culture, aidaient l'interprète à devenir instrument des dieux. Là on ne sait plus où sont les instruments, qui sont les dieux, eux qui jouent littéralement, nous et nos sens qui transcrivent ces jeux, ou, plus certainement ces jeux eux-mêmes.
Et le dernier air, participatif, continuait de siffloter dans les rues de Tourcoing. Il était beau, l'horizon.
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