Comédie dramatique de Anton Tchekhov, mise en scène de Luc Bondy, avec Marcel Bozonnet, Christiane Cohendy, Victoire Du Bois, Ariel Garcia Valdès, Laurent Grévill, Marina Hands, Yannik Landrein, Roch Leibovici, Micha Lescot, Chantal Neuwirth, Nicolas Peduzzi, Dimitri Radochévitch, Fred Ulysse et Marie Vialle.
Après son "Tartuffe" aux Ateliers Berthier l'an dernier, le milieu théâtral attendait Luc Bondy et sa troupe au détour, et pour cette nouvelle mise en scène on peut dire que le directeur du théâtre national de l'Odéon ne joue pas vraiment la carte de la facilité.
En effet, "Ivanov", première pièce de Anton Tchekhov jouée de son vivant, a la pureté des chefs d’œuvres et fut pourtant écrite en dix jours à peine. Les âmes y sont saisies en quelques mots, justes, acérés, l'esprit russe y transpire tandis que nous prend le vertige du bord de gouffre où semble se trouver cette aristocratie "fin de race" comme elle a été si souvent appelée, coincée entre l'empire et la révolution bolchevique, si bien retranscrite dans sa petitesse, son ennui, sa mélancolie.
Mais surtout Tchekhov y déploie un théâtre novateur, inventif, prémisse du théâtre moderne en cette fin de 19ème siècle. Attention donc, terrain miné.
Dans "Ivanov", il y a bien sûr, déjà, la difficulté du texte lui-même ; la pièce, ayant créé le scandale à sa sortie, fût en effet maintes fois remaniée et chaque metteur en scène bricole dans son coin son propre script en puisant dans les différents textes. Luc Bondy, s'appuie quant à lui principalement sur la première mouture d'Ivanov, celle qui fit tant scandale, d'après une traduction d'Antoine Vitez, pour co-signer avec Macha Zonina et Daniel Loayza une version plutôt dure, noire, cynique, âpre et empreinte d'une certaine vulgarité, parfois drolatique mais surtout très très moderne de la pièce.
Fini le spleen romantique et la poésie mélancolique slave. Le "Ivanov" de Luc Bondy est un grand corps vide et fatigué de lui-même et qui ne se croit plus bon à rien.
Là où Tchekhov ouvrait la pièce sur son héros lisant, Bondy place le protagoniste face à un mur, assis, grattant, peut-être suppliant, en tout cas en dehors de la scène, de la vie, mais surtout sans porte de sortie ni perspective. Le ton est donné.
Et c'est à un dépoussiérage en règle, ou du moins à une lecture en dehors du cadre traditionnel, qu'on assiste tout au long des 3h30 (avec entracte) que dure le spectacle. Tel un talmudiste relisant cent fois le même texte pour en atteindre des couches de plus en plus secrètes, Bondy s'est employé à mettre à jour les significations les plus inattendues et pourtant éternellement présentes de la pièce.
Où est-ce notre regard de spectateur que l'actualité à changé ? La "sale juive" résonne bien tristement à nos oreilles tandis que la douce mélancolie de cette petite société de Russie centrale a fait place à une dépression crasse et qu'Ivanov,, ayant plié sous le poids de sa propre exigence semble en plein burn-out, le tout noyé, pour le rendre supportable, sous l'ivresse ordinaire du jeu et de la vodka.
Et que dire de cette scène d'entrée du cortège nuptiale, en long ruban serré et titubant comme un seul corps trop plein d'alcool puis s'effondrant en jaillissement vomitif un peu partout sur le plateau. L'ambiance musicale seule, grâce au violon et à l'accordéon laissant échapper les lentes mélodies à l'accent yiddish, conserve un semblant de tradition poétique.
Grâce à une distribution de rêve et à un sens du détail et de l'atmosphère exacerbée, Luc Bondy tire de chaque scène sa substantifique moelle avec un œil certes acerbe mais non dénué d'une certaine moquerie tendre qui ne fait qu'accentuer la sensation définitive et "no future"de l'ensemble. On rit, mais on rit jaune, avec l'accent du désespoirs et parce qu'après tout il ne reste plus que cela à faire, n'est-ce pas ?
Micha Lescot incarne un Ivanov exsangue et qui ne sait que faire de sa longue carcasse brisée par la charge d'une vie trop idéalisée, la traînant d'un lieu à l'autre avec un dégoût perceptible pour le monde qui l'entoure mais surtout pour lui-même.
Victoire Du Bois, dans le rôle de l'ingénue Sacha, en donne une version résolument moderne, jeune fille indépendante et idéaliste et qui s'est donné pour mission héroïque de sauver son amant en pleine débâcle existentielle. Marina Hands incarne quant à elle une Anna Petrovna lunaire, entre la fée et le jeune animal apeuré, tandis qu'Ariel Garcia Valdès campe un comte Chabelski cynique à souhait.
Marcel Bozonnet dans le rôle de Lebedev, père de Sacha terrorisé par son épouse et porté sur la boisson, apparaît tout à coup d'une saine humanité au milieu de toute cette folie tandis que son épouse, l'avariceuse Zinaïda, est magnifiquement interprétée par Christiane Cohendy.
Et comment ne pas citer Laurent Grévill en Borkine, affairiste rêveur et malhabile bien plus que capitaliste forcené, Marie Vialle dans le rôle de Babakina, la jeune veuve un brin vulgaire qui rêve de devenir comtesse comme d'autre rêve de télé réalité et Chantal Neuwirth en Advotia la marieuse pleine de gouaille.
Yannik Landrein enfin, dans la peau du médecin Lvov, amoureux transis d'Anna Petrovna et dénonciateur aux yeux du monde de l'ignominie que représente pour lui l'imposteur Ivanov, devient sous la direction de Luc Bondy un intégriste de la pensée plus détestable que vertueux.
Car il y a cela aussi dans Tchekhov que Luc Bondy a bien su faire ressortir : cette volonté de retranscrire l'humanité dans toute son âpreté et sa vulgarité et sans manichéisme. Il nous fait ainsi tour à tour plaindre ou haïr et vice versa ses personnages au fur et à mesure qu'on les découvre.
Les décors encore une fois de toute beauté de Richard Peduzzi misent avec bonheur sur les verts de gris et les mauves tandis que les lumières très travaillées de Bertrand Couderc (en particulier dans la scène où Zinaïda les éteint toutes par pingrerie) apportent la dernière touche de noirceur glauque à l'ensemble.
Luc Bondy n'est définitivement pas le metteur en scène des sorties scolaires venues découvrir un texte maintes et maintes fois adapté, mais bien un metteur en scène qui s'adresse à un public averti et curieux de redécouvrir un texte sous l'éclairage parfaitement maîtrisé d'un maître du genre.
Ce qui mérite une ovation. |