Les foudres de l'enfer vont s'abattre sur moi : je n'apprécie pas Bob Dylan. En tout cas, sa musique, car le bonhomme, je ne le connais pas personnellement et ce que j'en sais est tout à son honneur. En outre, à l'époque où Dylan débute, au même moment, dans les mêmes lieux et avec des influences communes, je peux vous parler d'une myriade d'artistes tout aussi doués et beaucoup moins connus que Dylan.
Tout d'abord, laissez-moi me défendre. Si ne pas aimer Dylan (et les Beatles : aïe aïe aïe) est un péché, alors je plaide coupable. Mais avec des circonstances atténuantes : j'ai beaucoup lu et entendu sur le compte de Dylan, car c'est une grande figure dans un milieu et un background qui m'intéresse beaucoup. Aussi je connais toutes les périodes de sa carrière, ses origines, son propos (s'il prétendait en avoir un). J'ai tout tenté pour adopter ses chansons et faire en sorte qu'elles me fassent frissonner. Albums acoustiques, country de Nashville, rock électrique avant l'heure, rien n'y a fait : à l'heure d'aujourd'hui, je continue à ressentir un grand vide lorsque j'écoute Dylan. Comme si ses compositions étaient fades et sans éclat. Je me dis donc simplement qu'il en faut pour tous les goûts, que l'on ne peut pas tout aimer juste sous prétexte qu'un artiste est ultra-respecté et acclamé. C'est juste subjectif. OK. De plus, j'ai un grand respect pour le bonhomme dans le sens où il a fait beaucoup pour la reconnaissance de la musique traditionnelle anglo-saxonne des années 1920-1930.
Là où j'ai un réel problème, c'est que l'éclairage mis sur Bob a totalement éclipsé ses camarades de jeux qui pour certains, sont, à mon humble et subjectif avis, beaucoup plus pertinents que lui. Toute une scène musicale s'est mise en érection dans les années 1950 à New-York, sur les cendres du premier revival folk formé par Woody Guthrie, Leadbelly (et oui, qu'est-ce qu'il fait encore là, lui ?), Josh White, Pete Seeger, Cisco Houston...
La seconde fièvre du folk new-yorkais a, comme toute scène localisée, ses chouchous, ses clubs, son quartier, ses labels. C'est à Greenwich Village qu'est "the place to be" au milieu des années 1950. C'est là qu'un groupe d'activistes musiciens (et autres artistes) épris de musique folk se produisent régulièrement devant un public certes au départ peu nombreux, mais passionné et fidèle.
D'où vient cette musique folk ? De la génération précédente (Guthrie et autres pré-cités) et de la source (en tout cas concernant la musique enregistrée) du folk : l'Old-time, le blues rural primitif, le cajun, et autres styles mis sur disques à partir de 1920. Durant les années 50, comme au cours des deux siècles précédents, le terme "folk" désignait encore un procédé et non un style. Dave Van Ronk (dont nous reparlerons) nous dit à ce sujet : "Les chansons folk sont l'expression musicale de communautés orales ou sans écriture, et passent nécessairement d'un chanteur à l'autre. Le flamenco est une musique folk. (...) Les percussions africaines aussi. (...). La parenté musicale n'est sans doute pas frappante, mais ces musiques se sont développées par un processus de répétition orale". Comme une sorte de jeu du "téléphone arabe".
C'est sur ce terreau fertile que naissent les premiers artistes du second revival folk New-yorkais. Chose curieuse et déjà présente lors du premier Revival dix ou quinze ans plus tôt : la scène est un mélange de musiciens jeunes qui viennent de tomber dans la marmite, et d'anciens bluesmen ou folkeux qui ont fait une courte carrière (ou parfois pas du tout) dans les années, disons, 1925-1935, et qui sont "redécouverts" alors qu'ils sont déjà assez âgés. Ainsi, on ressort Mississippi John Hurt de sa campagne du Mississippi. Le Révérend Blind Gary Davis redevient populaire (il n'avait cependant jamais cessé de jouer). Ces deux artistes sont des géants du blues rural, et du "Holy blues" pour Davis. Bob Dylan leur voue un culte et s'en inspire fortement, au même titre que tous les artistes présents sur la Bible de Dylan (et la mienne) : The Anthology of american folk music de Harry Smith.
L'impressionnant harmoniciste Sonny Terry est également ressuscité, et c'est tant mieux, pour lui et pour nous. Son association avec Brownie McGee permet à un plus large public d'apprécier un genre musical autrefois stagnant parmi le public noir. Parmi les redécouvertes, on comptait aussi Dock Boggs (1898-1971), ancien mineur et superbe banjoïste dans les années 1920, période où il grava quelques faces. Il revint donc jouer dans les clubs new-yorkais des années 50-60, et dans les festivals, même jusqu'à son décès. On pourrait parler également d'Odetta, chanteuse noire à la voix vibrante de sincérité, qui est certes un peu plus jeune que les pré-cités et pas vraiment de la même génération.
Il y avait aussi un vieil artiste noir nommé Jesse Fuller, qui n'a jamais connu un grand succès. Pourtant sa formule, rodée depuis des lustres, était des plus originales : c'était un véritable homme-orchestre, jouant en même temps qu'il chantait, de l'harmonica et du kazoo pour la bouche, une guitare douze cordes pour les mains, une cymbale charley pour le pied gauche, et un montage complètement fou au pied droit : il avait nommé "Footdella" un petit corps de piano avec cinq marteaux actionnés par cinq pédales frappant cinq cordes jouées dans les basses. Je vous conseille de vous renseigner sur Fuller car il vaut vraiment le coup.
Enfin, l'on peut s'arrêter sur Earl Scruggs, un grand musicien de Bluegrass qui a par ailleurs joué dans le groupe de l'immense Bill Monroe. Tous ces gens étaient des revenants et la folie se formant dans le Village leur donnait l'occasion de se produire sur scène et même de ressortir des disques. A ce sujet, l'un des piliers discographiques de cette scène est incontestablement Folkways Records, fondé par Moses Asch, un activiste et ethnomusicologue réputé pour son investissement à corps perdu.
Et les nouveaux venus ? Et bien pas mal de jeunes gens tous frais se rencontrèrent sur Mac Dougal Street, la principale artère de Greenwich, en tout cas pour la musique, grâce à ses clubs, ses squats et appartements bon-marché pour des artistes sans-le-sou. Car ne nous leurrons pas : Bob Dylan sera le seul à tirer son épingle du jeu financièrement parlant, et de toute façon, au départ du revival, il n'y avait pas d'argent à se faire, les majors companies n'étaient pas encore là.
Le groupe de Mike Seeger, les New York City Ramblers, jouaient pas mal. Il y avait l'introverti Jackson C. Frank, le déglingué Mike Hurley (dont tous les disques, mêmes postérieurs, sont chouettes), Arlo Guthrie, fils de son père, Tim Buckley dans son nuage, Joan Baez, très connue aux côtés de Dylan, qui su s'imposer commercialement (perso, je n'en suis pas très fan, mais je me devais de la citer comme protagoniste) et surtout, quelques uns sur lesquels je voulais m'attarder car je les respecte énormément (et ils sont pour moi plus doués que Dylan).
Fred Neil, avec sa voix de baryton, a profondément marqué son époque, au moins grâce à un relatif succès d'estime. Ses compositions sont constantes en qualité, ses premiers disques étant cependant les meilleurs, si je mets de côté le premier, très spécial car composé et joué avec l'aide de Vince Martin, pour un résultat très folk-pop acidulé. Sessions est magnifique et planant. C'est une perle. Autour de lui gravitent des talents nombreux comme Tom Paxton, très bon compositeur et adaptateur (gardons à l'esprit qu'il s'agit de folk et que beaucoup de thèmes étaient empruntés ou repris), Karen Dalton, une musicienne au timbre de voix envoûtant.
Peter Stampfel, figure de proue des proto-punks The Fugs et Holy Modal Rounders, était déjà là, débutant ses expérimentations mêlées au folk-blues. Tim Hardin, à la mélancolie prenante, fréquentait lui aussi le Village et jouait tous les soirs. Dave Van Ronk, furieux mélangeur de jazz, de folk et de blues, à la voix rocailleuse comme une vue du Grand Canyon, est l'un des folkeux les plus doués de sa génération. Même Dylan, qui s'en inspira, le nommait "le roi de Mac Dougall Street". Procurez vous ses disques, vous m'en direz des nouvelles. Certains artistes non-new-yorkais s'inséraient dans le milieu, comme Joni Mitchell, figure de proue du folk de la côte ouest, qui donnait souvent des concerts dans le Village. Il en est de même pour Townes Van Zandt, qui sortait parfois de son trou pour jouer en ville, où on l'attendait avec ferveur (et c'est bien normal, vu le talent du bonhomme).
Alors voilà, j'ai justifié mon indignation face à cette injustice concernant Dylan. Pour moi il reste pour l'instant (car qui sait ? Vais-je avoir un déclic?) un visionnaire intelligent mais sans grande flamme (vous ai-je raconté l'anecdote sur le festival de Newport où Pete Seeger qui, calmé par Alan Lomax, essaie de couper à la hache les câbles de la sono alors que Bob Dylan prend sa guitare éléctrique et met le coup de grâce à sa période "folk contestataire" pour entamer un rock furieux, sous les huées du public ? C'est tordant). La source de ma non-adhésion à Dylan est toute personnelle : je n'aime pas son genre de composition, ni son travail avec The Band (dont j'aurai pu parler d'ailleurs). Et surtout, j'adore certains artistes éclipsés par Dylan, pas volontairement bien sûr, mais que le public connaît peu car ils sont tombés au même endroit et moment que Dylan alors qu'il n'y avait de place que pour lui.
Dommage. Eh, sans rancune, Bob ! |