On croyait tout connaître de Laurent Berger après avoir écouté ses quatre albums et vu trois fois son récital "Chansons de l’instant". Et puis non : l’artiste a plus d’un tour dans sa manche, et propose en alternance un autre spectacle intitulé "A l’affût". L’un est un solo guitare-voix, l’autre un piano-chant avec Nathalie Fortin. Les deux comportent un tronc commun, plusieurs chansons-phares du répertoire qui forment l’armature… mais l’ordre diffère, l’ambiance aussi.
Le répertoire du spectacle "A l’affût" revisite entièrement l’album Aller voir (2013), déjà recensé en ces pages. Les chansons, une fois gravées, avaient l’air de bijoux miniatures, raffinés à l’extrême ; elles prennent en concert une dimension plus spectaculaire. Débarrassé de son instrument, Laurent Berger les met en scène, sculpte l’espace de gestes, regards et mimiques : articulations nouvelles à une partition familière, qui la font entendre d’une autre façon. De plus, sa stature imposante (il frôle le plafond de la petite salle) et son visage joliment anguleux donnent à ses airs si fins un tour plus imposant. Surtout, l’enchaînement des textes et ambiances est mûrement réfléchi : toutes les chansons se répondent, complètent ou prennent le contre-pied les unes des autres… répertoire absolument cohérent qui flatte les sens et l’intelligence.
Ca démarre avec "On ne s’entend pas", qui donne au spectacle son titre (via le vers "Et je reste à l’affût d’amours de toutes sortes") et son ton (doux amer, potentiellement désabusé… mais aimant). "Le Faux pas" lui succède, et illustre ce que l’on disait sur l’incarnation : le texte parle d’attirance physique, et en déplore la retenue… Alors que la musique du disque était un peu redondante (elle en rajoutait elle-même dans la timidité), Nathalie Fortin sur scène martèle le début du morceau (l’attirance), puis adoucit la fin (le regret) : ce contraste (entre désir et réalité) est intéressant, la chanson évolue, et notre sentiment avec. "Fantaisie", inédit joué d’ordinaire à la guitare (mais simplement dit cette fois) est enchaîné avec "Les Juges", de son troisième album (Au pas pressé, 2007), alternant couplets orageux-mouvementés et fausses accalmies aux refrains. Le contraste entre cette "Fantaisie" éprise de légèreté et ces "Juges" oppressants est porteur de sens : entre divagation sur le plaisir et parabole édifiante (toute la vie d’un homme confrontée au regard de la société, traquant et jugeant ses différences ou pas de côté), il y a évidemment un lien – celui d’un monde manquant singulièrement de fantaisie, où ceux qui la revendiquent se voient inexorablement mis au ban par leurs contemporains…
"L’Épouse d’un grand homme" allège un peu l’ambiance : Laurent Berger y endosse sa part féminine et la pousse dans ses extrémités – la séduction, alliée à l’ambition, se fait un peu "pute". La carapace policée du chanteur se fissure, et la satire glisse vers une causticité peu coutumière – assez finement, toutefois, pour ne pas sombrer dans la misogynie. Habile contrepieds avec la chanson qui succède, l’une des plus belles de son répertoire : "Elle t’attend", qui peint avec tendresse (et sans aucune ironie) la situation inverse : une femme seule attendant l’hypothétique prince charmant qui tarde à venir ("alors mon couillon si c’est toi, tu devrais venir au plus vite : une veine pareille, ça se mérite"). On dit que la chanson à texte manque de mélodies capables d’atteindre le grand-public : celle-ci a l’évidence d’un "Mistral gagnant", et pourrait toucher l’âme de beaucoup de monde, si on se donnait la peine de la diffuser…
L’auteur-compositeur-interprète revient au monologue gourmand avec "Ton cul sur la commode" : le fond est grivois, mais la forme d’une écriture si précieuse qu’il parvient encore à éviter la vulgarité – tout en gardant son piquant à cette histoire de meuble poli par les fesses de plusieurs générations de mères et filles. Côté père-fils, voilà "Tout est permis", où un gosse aimant réfrène ses mauvais penchants jusqu’au jour où son paternel, viré, perd ce qui lui restait de respectabilité. La guitare retrouvée mène "Au pas pressé" : cette fois, malgré la qualité de la chanson (une de ses meilleures, la préférée de beaucoup de gens), on a l’impression de l’avoir trop entendue… Lui-même semble l’expédier un peu – sur disque c’était plus lent, à l’image de cette librairie où les livres commandés mettent des années à arriver. Jouée trop vite, elle perd un peu en intérêt, même si Nathalie Fortin ajoute quelques notes pour donner un nouveau relief.
Heureusement, "La Main nue" (issue du deuxième album La Belle saison) nous rattrape par le bras, texte fraternel où la pogne usée appelle un geste ami en signe de solidarité. Il le dit sobrement, sans musique… avant d’enchaîner logiquement sur "Epouvantail" encore à la guitare, regard d’empathie sur un éclopé de la vie traînant avec dignité sa misère. Il ose ensuite une étonnante volte-face : "Sous un pont", qui traitant le même thème avec… dérision ! Nathalie Fortin revient et le rythme sautille, chanson-sketch, puis ralentit, citation musicale oblige ("Sous les ponts de Paris"), avant de repartir sous d’autres cieux, plus ensoleillés. Paradoxale ode à la bohème, où l’artiste famélique met la barre très haut, priant pour que l’errance sur le fleuve le conduise un jour… aux Marquises, comme un collègue célèbre, référence assumée.
"Aller voir" est plus parlé-chanté que sur disque, et poursuit cette idée d’ouverture (à autrui et au monde), que ce soit au coin de la rue ou à l’autre bout de la terre. Ce pourrait être à "Valparaiso" (troisième album), ville de légende (et de chanson) abîmée par le diktat de l’époque, que le narrateur ne reconnaît plus… mais aime tout de même, fidèle à une rêverie de jeunesse. "Paludier", autre inédit, file encore la métaphore de l’auteur-compositeur marin d’eau douce, ramassant le surplus de vie qui fera le sel de ses chansons, si possible sur la peau d’une jolie femme… Le texte est merveilleusement dit – on se surprend à rêver d’un récital entier à voix nue, sans instrument – mais la pianiste revient, et enchaîne très subtilement avec "Deux hommes fument sur la rive", où d’autres personnages rêvent au corps gracile d’une baigneuse.
Nouvelle histoire d’eau, "La Gardienne d’un fleuve" file la métaphore. Le champ lexical maritime symbole de féminité et d’amour est connu, mais utilisé ici assez finement pour renouveler le genre. Laurent Berger assume le "je" de cette maîtresse qui ne verra jamais le large, mais endort un temps dans son lit le courant impétueux d’un homme marié. Encore une fois, ce portrait de femme prend une autre dimension sur scène, incarnée (de toute sa hauteur) par son auteur. Plus loin, après une première introduction gâchée par un applaudissement tardif (les fans de Laurent sont-ils trop expansifs ?), "Comme une étoile" continue de questionner la relation amoureuse, d’une façon moins résignée, plus dramatique. "Amoureux" est son pendant souriant, pas forcément rassuré (les amours s’étiolent inévitablement) mais gardant le souvenir amusé des débuts, dont la légèreté meurt tandis que le souvenir, lui, ne se rend pas.
Dans la dernière ligne droite du spectacle, un autre texte inédit ("Que deviennent nos chimères lorsque l’on n’y croit plus ?") annonce "Le Marcheur du désert", questionnement existentiel sur les utopies – et en creux, la drôle de quête consistant à faire des vers envers et contre tout, dans un monde qui n’aime apparemment plus la chanson – mais qui en a plus que jamais besoin. De cela, il est aussi question dans "Âme, ami, amour", où un "chevalier sans armure" donnant "sa peine pour croiser l’âme humaine à chaque coin de rue", théorise discrètement la pudeur de son écriture ("ces mots qui me travaillent, effleurant vos entailles sans en violer les plaies")… avant de conclure avec "Plume", dont la gravité apparente n’exclut pas la légèreté, et vice-versa.
Dans un nouvel agencement, avec une orchestration différente, une autre posture – les mains libres – tout change : on redécouvre des chansons que l’on croyait connaître par cœur, sans parler de celles, rares ou inédites glissés entretemps dans la setlist. |