Qu’est-ce qui fait des élections américaines un si bon sujet de cinéma ?
Leur aspect spectaculaire, d’abord, avec foule de militants, cotillons et mise en scène des candidats. Les moments de doute, les fatigues qui s’ensuivent également, et qui touchent à l’intime des êtres, projetés avec leur famille dans un monde du paraître.
La place du discours, exercice si apprécié dans nombre de grands films américains : inspirants ou mensongers, ils constituent souvent le point d’orgue des films. Le rythme trépidant, la tension qui monte au moment des résultats, la course contre la montre et la chasse aux voix, aussi.
Et puis, ces films donnent souvent le pouls de la nation américaine. Quels sont les candidats dans lesquels elle se reconnaît ? Quels sont les thèmes qui la font réagir ? Comment la démocratie est-elle représentée : un idéal politique ou le terrain parfait pour les manipulations démagogiques les plus basses ? Et qu’est l’homme politique ? Un héros, un surhomme ? un homme extrêmement habile ? ou un homme particulièrement bien entouré et conseillé ?
Avant les élections de 2016, allons donc faire un petit tour à la Cinémathèque Française pour nous replonger dans l’effervescence d’un monde en ébullition. Et personnellement, nous votons pour John Ford (et nous vous invitons à en faire autant).
La Cinémathèque propose deux des plus beaux films d’un cinéaste trop vite assimilé seulement au western. "The sun also shines bright (Le Soleil brille pour tout le monde)" est un remake d’un film des années 1930, "Judge Priest", et le film que John Ford désignait comme son préféré.
Dans une petite ville où la guerre de Sécession n’a pas encore été oubliée, le débonnaire Judge Priest se représente aux élections. A travers lui, c’est un idéal de l’Amérique que décrit Ford ; car si le juge n’est pas toujours très regardant avec la loi, il est celui qui saura se dresser face aux injustices. Il est celui qui parle et défend ceux que la société bien-pensante exclut, évoquant Dieu pour masquer son absence de charité. Digne héritier de Lincoln, le juge Priest est l’un de ces hommes simples qui font la grandeur de l’Amérique et pour lesquels Ford a la plus grande tendresse.
Des élections, toujours, mais pour un poste de maire, cette fois. Quelques années plus tard, avec "The Last Hurrah (La dernière fanfare)", Ford offre à Spencer Tracy l’un de ses plus beaux rôles dans une satire à la fois cruelle et émouvante du monde politique. Ou, comme dans beaucoup de films de Ford, comment l’âge vient soudain aux hommes. Et progressivement, le rire fait place aux larmes sans que jamais ces deux films ne basculent dans la sentimentalité. Autre candidat de choix : Franck Capra, dont les trois films sélectionnés couvrent trois décennies. "Meet John Doe (L’homme de la rue)" réunit Gary Cooper et Barbara Stanwyck dans un film extrêmement complexe. La figure de l’idéaliste, si prégnante dans le cinéma de Capra, est encore une fois mise à mal par la réalité : un homme manipulé devient progressivement la voix des "petits" de la nation, jusqu’à en devenir dangereux pour les forces politiques en place.
Reste encore à découvrir "Forbidden (Amour défendu)", encore avec Barbara Stanwyck, et "State of the union (L’enjeu), pour voir comment la vision de la démocratie américaine a évolué pour Capra, qui sait mêler comme personne cruauté du monde et bienveillance des hommes.
De ces idéalistes, le cinéma américain est plein. "Harvey Milk", dans le film de Gus van Sant, se bat pour ce qui lui semble juste sans être arrêté par le danger. Mais le plus souvent, les hommes de foi sont déçus.
Robert Redford, dans "The Candidate (Votez Mc Kay", Michael Ritchie) voit sa beauté et sa jeunesse utilisées par d’autres pour défendre des idées qui ne sont pas les siennes. Les élections ne sont alors que manipulation, aussi bien des candidats que des foules.
Voyez l’excellente mini-série de David Simon, "Show me a hero", où Oscar Isaac campe un candidat confronté aux clivages sociaux de sa ville. L’auteur de "The Wire" imagine encore une fois une histoire qui entremêle politique, media, sociologie et urbanisme.
Autre série, diffusée à l’occasion de ce cycle : la célèbre, mais rarement vue, "Tanner’88", filmée par Robert Altman. On ne doute pas que le cinéaste se sent à l’aise avec un format qui lui laisse à loisir le temps de mêler les destins de plusieurs personnages, comme il savait si bien le faire dans ses longs-métrages.
Les élections au cinéma, c’est donc l’occasion de revenir sur les mythes fondateurs de l’Amérique, sur les idéaux et les principes qui constituent le soubassement de la démocratie. Mais au fil des années, on sent que l’idéal se perd.
L’assassinat de Kennedy, point de rupture aussi bien dans la politique américaine qu’au cinéma, annonce un climat encore plus noir et pessimiste. L’homme politique honnête se fait de plus en plus rare. Mais on peut compter sur les Américains pour savoir, aussi, rappeler que la légitimité des valeurs qu’ils revendiquent depuis les Pères fondateurs n’est pas entièrement oubliée.
Bulworth
Réalisé par Warren Beatty. Etats Unis. Comédie dramatique. 1h49 (Sortie 2000). Avec Warren Beatty Warren Beatty, Paul Sorvino, Jack Warden, Halle Berry, Sean Astin, Don Cheadle, Nora Dunn et Oliver Platt.
Mais qu’est-il arrivé à Jay Bulworth ? Le candidat démocrate, en pleine campagne pour sa réélection, semble avoir perdu la tête. Lui qui présente si bien, lui dont le mariage et la vie de famille sont un modèle de bonheur américain, lui si populaire, le voilà soudain défait.
Depuis des jours il ne dort plus, ne mange plus. Il a même embauché secrètement un tueur pour le liquider. Mais ces conseillers le poussent : à la veille des élections, on ne peut pas se permettre de relâcher la pression.
Et Bulworth, qui n’a plus rien à perdre, décide de s’en donner à cœur joie ; finis la langue de bois et les discours convenus, place à la vérité, directe et nue. Aucun des grands lobbys, aucun financier véreux n’est plus à l’abri : Jay Bulworth est libre.
Mais qu’est-il arrivé à Warren Beatty ? Aurait-il, comme son personnage, des envies soudaines de suicide (cinématographique) ? Car c’est bien à un début de mise à mort qu’on assiste dans ce film à mi-chemin entre comédie et pamphlet politique.
Certes, beaucoup de comédiens réalisateurs ont su, en se mettant en scène, détruire le mythe qu’Hollywood avait construit autour d’eux. On pense immanquablement à Clint Eastwood, qui n’a de cesse de mettre à mal son image de mâle puissant et sûr de lui. Warren Beatty y fait d’ailleurs une allusion humoristique, lorsque dans un night-club mal famé des bas-quartiers de Washington, on le prend pour l’acteur de "Dirty Harry". Dans ses films, Warren Beatty s’attaque à cette image de beau gosse un peu lisse, tombeur de ces dames qui le poursuivra pendant des années.
"Bulworth" pourrait être la dernière étape de cette déconstruction du mythe. Warren Beatty n’hésite pas à rappeler son âge, en opposant son visage fatigué à la jeunesse d’Halle Berry ; mal rasé, les vêtements fripés et tachés, il mange n’importe quoi, n’importe comment.
Les premières scènes de "pétage de plomb" en deviennent hilarantes. Il faut voir Bulworth, tout heureux, expliquer devant toute un congrégation d’Afro-Américains pourquoi les pouvoirs publics n’ont pas tenu leurs promesses envers eux, ou rapper dans une soirée mondaine du dernier chic.
Ce dézinguage systématique menacerait cependant de lasser, s’il n’était pas traité de manière aussi ambigüe. On ne doute pas du mal-être de Bulworth, homme qui a perdu ses illusions ; les premiers plans du film le montrent entouré de photographies où, jeune, il pose avec des combattants pour la liberté, des leaders des mouvements noirs. Et puis, peu à peu, on devine que Bulworth s’est vendu et a abandonné ses illusions contre de gros chèques.
Mais manipulé, il le sera encore dans la seconde partie du film, alors qu’on aurait pu le croire libéré des impératifs politiciens qui le ligotaient. Ses conseillers, d’abord perdus, voient soudain le potentiel qu’ils peuvent tirer de cette attitude "je-m’en-foutiste", qui rend le candidat bien plus proche des électeurs que ses concurrents.
Manipulateur aussi, peut-être. Dans quelle mesure le personnage écoute-t-il ses nouveaux amis, habitants noirs des quartiers populaires ? Il répète à la télévision ce qu’il a appris d’eux, et l’on ne saura jamais s’il le fait à cause d’une prise de conscience, ou s’il s’approprie des idées qui ne sont pas les siennes, lui qui a sans doute perdu l’habitude de penser par lui-même. Sa transformation était-elle destinée à durer, ou n’est-elle qu’un moment qui lui permettra, paradoxalement, de se remettre en selle politiquement ? Le film ne tranche pas.
Si le film s’inspire de la culture urbaine du tournant du millénaire, en mêlant rap et culture noire, il s’inscrit également pleinement dans une tradition héritée du cinéma des années 1970.
La menace perpétuelle de la mort qui pèse sur le candidat, dans la personne d’un mystérieux tireur, ne manque d’évoquer cette image traumatique qui fit naître le Nouvel Hollywood : le meurtre de Kennedy à Dallas.
Cette scène se retrouvait d’ailleurs un film d’Alan J. Pakula où Beatty tenait le rôle principal : "The Parallax View (A cause d’un assassinat)". Dans ce thriller paranoïaque, son personnage tentait d’empêcher l’assassinat d’un candidat. Aujourd’hui comme hier, semble nous dire Beatty, tous les espoirs peuvent s’écrouler en un coup de gâchette. |