En ouvrant ce premier roman d’Ali Zamir, on se demande à quelle sauce on va être mangé, quelle anguille se tapit sous la roche, pour peu qu’on n’ait pas encore eu la curiosité de lire quelques critiques sur ce livre.
Première surprise : le titre est à prendre au pied de la lettre. Oui, Anguille est le prénom de l’héroïne ; oui, la roche est celle sous laquelle est se noie. Etrange univers que celui de ce roman : on se croirait dans un univers épique, archaïque, un monde antédiluvien, un monde qu’on ne saurait situer sur une carte. Les prénoms des personnages de ce livre (Anguille, Crotale, Connaît-Tout, Vorace) contribuent à lui donner cette dimension intemporelle. Et pourtant, comme les ondoiements de son anguille, l’écriture d’Ali Zamir ondoie entre un cadre spatial réel et identifiable (les Comores et sa capitale, Mutsamudu) et un ailleurs inconnu, exotique.
L’intrigue est simple : Anguille sous roche raconte, sous forme d’un long monologue, la noyade du personnage principal dans les eaux de l’Océan Indien. L’intérêt est donc ailleurs, comme nous le laissait supposer ce titre proverbial, qui nous met en alerte dès la couverture. En quelques centaines de pages, mais en une seule phrase, la narratrice-héroïne va retracer son histoire et ce qui la conduit à cette funeste descente dans les fonds marins. L’enjeu du roman n’est pas à chercher dans la fiction mais dans le récit de la courte vie d’Anguille. Un récit fait d’une traite, ou plutôt d’un souffle – le dernier de la vie de cette jeune fille –, qui maintient le lecteur en haleine, suspendu aux lèvres de la narratrice, n’osant reprendre sa respiration entre deux pages. A travers ce long soliloque "anguilliforme" d’Anguille, c’est à un travail sur la langue que se livre Ali Zamir : une langue protéiforme, aux accents des plus contemporains, mais lestée du poids de l’histoire de la langue française, comme en témoigne la multitude d’expressions latines ou surannées qui émaillent le récit d’Anguille, comme des grains de sable sur lesquels le lecteur va buter.
Au programme : un père au prénom voltairien (Connaît-Tout le beau parleur n’est pas sans rappeler le Pangloss de Candide), une mère morte en couches, une sœur au prénom de femme fatale (Crotale), un amant digne des Liaisons Dangereuses (Vorace), une héroïne qui ne sera pas la petite fille modèle que se figure son père, la présence discrète de la tante (Tranquille), qui lèvera le voile sur la filiation à la fin du roman.
L’étrangeté surgit de l’écart entre ces personnages aux prénoms de conte des origines, et des éléments de réel qui font entrer le lecteur dans un univers plus connu et plus réaliste : le lycée, la scolarité d’Anguille, les premières amours déçues, l’émancipation de la fille face au père, la conquête de la liberté avec les armes et les symboles à la portée de toute jeune fille du XXIe siècle : l’appropriation de son corps et de sa sexualité, la cigarette, l’alcool. Il y a des accents rimbaldiens dans la trajectoire de cette Anguille : une liberté qui s’acquiert petit à petit, la volonté de mener sa propre "Bohème", la multiplication des expériences sensorielles, qui va de pair avec le travail sur la langue mené par le romancier.
Cette double expérience singulière (la vie de l’héroïne et l’expérience langagière et littéraire que constitue ce roman "monophrastique") a, malgré cette singularité, quelque chose d’universel grâce à des échos littéraires, notamment le procédé du long monologue intérieur et de la déception amoureuse, qui n’est pas sans rappeler celui d’Ariane dans Belle du Seigneur.
La dernière partie rattrape furieusement l’actualité : la traversée des Comores à Mayotte sur une embarcation de fortune qui causera la disparition d’Anguille, à l’aube de sa nouvelle vie, et qui, paradoxalement, donne naissance au roman.
Le parti pris du monologue intérieur et de la longue phrase unique peut laisser le lecteur à bout de souffle et éreinté par cette plongée dans les souvenirs de la jeune fille. Les "particularités lexicales, et syntaxiques du texte", revendiquées par l’éditeur peuvent elles aussi finir par essouffler le lecteur, comme si le romancier avait cherché, à travers l’épuisement d’Anguille, à épuiser toutes les ressources de la langue, en les puisant à leur source.
Cela dit, c’est aussi là l’un des intérêts de ce roman : redonner un souffle, une vivacité à la langue française dans ce double mouvement de plongée dans les expressions toutes faites, et de sortie de ses frontières.
Un roman prometteur, avec ce zeste d’imperfection qui donne envie d’en découvrir d’autres du même auteur !
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