Comédie dramatique de Annie Baker, mise en scène de Benjamin Guyot, avec Eric Antoine, Antoine Cordier et Alexandre Pallu.
Dans l'arrière-cour du "Green Sheep", il y a trois chaises en plastique et des poubelles. C'est là que Jasper (Alexandre Pallu) et KJ (Eric Antoine), deux trentenaires, ont établi leur quartier général. Evan (Antoine Cordier), l'étudiant qui travaille dans le café et qui vient jeter des sacs dans les containers à poubelle, vient les écouter.
Ce sont les descendants des "clochards célestes" de Kerouac, les jamais partis à Big Sur, connaissant Henry Miller et certainement Ginsberg aussi, mais dont la culture "beatnik" s'est enrichie des héros des années soixante-dix, avec en tête Charles Bukowski, le "gros dégueulasse", le poète éthylique qui inspire Jasper.
Ce trio, dont le paradis est proche des détritus, est pourtant bien dans ce nouveau siècle. Pas de révolte sociale, pas de point de vue sur le monde, juste une extrême difficulté à en vivre et la certitude qu'ils ne se sauveront que par l'art.
Le théâtre d'Annie Baker, 35 ans, et déjà quelques pièces, dont "Cercle Miroir Transformation" (2009) qui a été jouée en 2015 à Avignon, est modeste et d'une grande empathie avec des personnages qui essaient de dire leur vérité intérieure, n'en ont pas forcément la force ni la capacité, mais qui, ensemble, y parviennent presque.
Pas à proprement parler des "freaks" ni des hippies attardés, ils sont de notre temps, un temps difficile à définir quand on n'a pas ou plus d'idéologie et qu'on prend pour exemple de représentation du monde des nihilistes fantasques, fussent-ils "géniaux" comme Bukowski.
La belle traduction de Ronan Mansec a l'intelligence d'aller jusqu'à trouver des versions françaises aux bouts de chansons que KJ balbutient. Le texte d'Annie Baker n'est ainsi pas "exotique", mais prend valeur universelle. Cette arrière-cour pourrait être celle d'un bistro français et ces deux perdus, qui transmettent finalement beaucoup de choses à ce petit gars, des refusés de toutes les sociétés occidentales.
En ne voulant pas faire "Amérique", Benjamin Guyot donne toute la mesure du talent d'Annie Baker.
On a vu beaucoup de textes comme le sien, qu'on pourrait qualifier de post-Sam Shepard, mais "Les Aliens" est une œuvre qui n'a rien d'anecdotique. Quand Evan prend la guitare de KJ pour reprendre, cette fois-ci non traduite, "Si j'avais un marteau" de Pete Seeger, tout le poids, toute la distance entre l'époque contestataire de sa création et la nôtre se perçoit dans la belle version adoucie qu'il en donne.
Annie Baker ne pratique pas le non-dit. Au contraire, elle inscrit dans les mots de ces personnages le discours d'aujourd'hui, à charge pour le spectateur de le ressentir pour le reformuler.
Superbement interprété, subtilement proposé, "Les Aliens" d'Annie Baker est une découverte qu'il ne faut pas manquer. On espère que Benjamin Guyot continuera à explorer cette dramaturge prometteuse dont on n'oubliera désormais plus le nom. |