Monologue dramatique d'après le roman éponyme de Nicole Malinconi interprété par Janine Godinas dans une mise en scène de Jean-Claude Berutti.
Un dispositif tout simple sur la scène : au centre, un grand miroir reflétant une chaise, une petite table avec un verre d’eau et une carafe et quelques éléments figurant de manière elliptique un salon avec un grand tapis qui fait office de moquette. Avant que n’apparaisse à petits pas Janine Godinas, pour s’y asseoir,l’élégant décor de Rudy Sabounghi, servi par les lumières subtiles de David Debriny, a quelque chose d’un trompe l’oeil figé dans un passé à la Modiano. Et c’est vrai qu’il y a quelque chose qui semble irréel, quand, dès ses premiers mots Frau Stangl, Madame Theresa Stangl, affirme qu’elle vivait un "grand amour" avec son mari, "dignitaire" nazi autrichien successivement commandant du camp de Sobibor et de celui de Treblinka. Monologue précis, mot à mot prudent dans lequel une femme essaie de répondre honnêtement à une question terrible posée par une journaliste brésilienne, "Un Grand Amour" de Nicole Malinconi est un récit lui-même trompe l’œil. Car, si on se laisse prendre par ce qu’il dit avec une grande économie de mots et d’expressions, on pourrait croire qu’il ne s’agit que d’un récit cursif où une femme raconte son amour d’un criminel de guerre et cherche à définir sa part de culpabilité. Apparemment,Theresa raconte, se raconte. En fait, elle réinterprète sa vie sous la baguette de Jean-Claude Berutti pour complaire à la journaliste Gina Sereny, qu’elle préfère appeler Dona Gitta, ce qui la fait plonger de l’autre côté du miroir, pour une obscure raison dont on suppose qu’elle pourrait la conduire dans un tout autre récit que celui qu’elle donne ici. Au bonheur simple et aveugle qu’elle a vécu, en femme amoureuse éloignée de l’atroce réel par un mari voulant la préserver de toute inhumanité, elle doit substituer la complexité de l’épouse qui, à un moment ou à un autre, a su et cela bien avant que le commandant Stangl soit rattrapé par son passé. Alors, elle s’interroge avec gravité pour répondre à l’impossible question de la journaliste qu’elle ne veut pas nommer par son vrai nom : aurait-elle pu demander à son mari, au nom de leur amour, au nom de son amour, de cesser ses "activités" ? Dans sa belle écriture qui fait semblant de n’être qu’un récit, Nicole Malinconi introduit donc un vrai doute, celui de la sincérité "possible" d’une femme de criminel de guerre. Et ce doute devrait se propager à tout l’entourage de Theresa, enfants et proches, et par effet "boule-de-neige" à tout le peuple allemand, voire autrichien. Peut-on approcher de si près l’horreur sans en être éclaboussé, sans s’en être imprégné, sans en être à jamais duplice ou complice ? Jean-Claude Berutti transforme un instant le grand miroir qui devrait refléter la vérité dite par Frau Stangl en une vidéo où la vieille femme se redessine en jeune femme qu’on devine belle et désirable. Un peu comme s’il fallait se rappeler qu’elle pouvait être pour son époux criminel de guerre un objet sexuel autant qu’une femme aimée et respectable. Quel jeu pervers se cachait-il dans cet amour qu’il préservait de sa face sombre ? Campée admirablement par Janine Godinas, Theresa Stangl est bien autre chose qu’une amoureuse niaise qui ne "savait pas". Elle pouvait savoir l’atroce vérité comme l’ignorer. Qu’importe, elle était contaminée et ce qu’elle raconte sur scène, simple récit sincère ou réinterprétation à usage de la journaliste qui l’a sollicitée ou instrumentée, ne peut à jamais que susciter un terrible doute. Un terrible doute pour une pièce qui cherche sans faute de goût ni sensationnalisme à comprendre comment on peut survivre à un grand amour aussi funeste. |