Comédie dramatique de Tadeusz Slobodzianek, mise en scène de Justine Wojtyniak, avec Zosia Sozanska, Julie Gozlan, Fanny Azema, Serge Baudry, Tristan Le Doze, Zohar Wexler, Georges Le Moal, Gerry Quévreux, Stefano Fogher et Claude Attia.
"Notre Classe" de Tadeusz Slobodzianek est une pièce imparable. A travers le destin d'une dizaine de camarades de classe dans un petit village polonais des années 1930, elle rappelle avec une lucidité désespérante comment l'Histoire a eu raison de leur amitié et de leur humanité. Quand survient l'occupation soviétique, puis l'occupation allemande, leur joyeuse camaraderie vole en éclats. Des pogroms où l'on massacre les copains juifs aux règlements de comptes idéologiques où l'on s'en prend à ses ennemis de classe, toutes les situations sont évoquées dans une combinatorique infernale.
Si quelques-uns sortent indemnes physiquement du grand massacre des années 1940, ce n'est pas pour ça qu'ils traversent le reste de ce siècle d'effroi sans que leurs ailes d'enfants ne soient brûlées. Traduite dans un beau français par Cécile Bocianowski, "Notre Classe" pourrait n'être qu'une pièce didactique de plus à fort potentiel éducatif au point que sa théâtralité passerait au second plan. Ce n'est pas ce qu'a voulu Justine Wojtyniak qui sait ce que mettre en scène veut dire. Ce qui l'a intéressé ce ne sont pas les péripéties d'un récit fort qui dit clairement l'ignominie d'un grand nombre de polonais, mais tous ses fantômes qui s'accumulent, une fois l'ignominie actée et justement transformée en nouvelle péripétie qui s'agglutine aux précédentes pour perdre sens et substance. Ainsi naît l'oubli, quand les petites histoires, fussent-elles tragiques et ignobles, forment un écran de fumée morbide qui embrouillardit la réalité de l'Histoire. Et son idée première aura été que si les hommes passent, leurs habits restent, qu'ils forment une montagne impossible à faire totalement disparaître. On se souvient de l'oeuvre monumentale en vêtements conçue par Christian Boltanski. C'est une ronde à la Schnitzler que Justine Wojtyniak orchestre et ce n'est pas un hasard si chacun des protagonistes joue d'un instrument. On n'oubliera donc pas de signaler l'importance des costumes de Manon Gignoux et celle de la musique alerte de Stefano Fogher aux accords dignes d'un Goran Bregovic dans la réussite de son entreprise. Comme dans les films de Kusturica, la vie est ici un joyeux miracle tragique et l'on décèle, derrière chacun des personnages, des échos de cette contradiction. Sur scène, c'est un chassé-croisé d'acteurs qui s'habillent physiquement et se déshabillent mentalement, qui disent leurs vérités dans un soupir et leurs mensonges dans un rire, ou inversement. Tous participent à ce carnaval avec une générosité rare. Tous sont à citer pêle-mêle, dans cette accumulation chorégraphiée qui s'achève en parade fellinienne : Zosia
Sozanska, Julie Gozlan, Fanny Azema, Serge Baudry, Tristan Le Doze, Zohar Mexler, Georges Le Moal, Gerry Quévreux, Stefano Fogher et Claude Attia. Voulant guérir de cette "blessure du silence" qu'elle ressent en constatant la mémoire hémiplégique - voire tétraplégique - de la Pologne, qui occulte son "histoire juive", Justine Wojtyniak a d'abord voulu cautériser les plaies là où ça fait le plus mal. Elle l'a fait avec les armes d'un théâtre libre qui n'a pas oublié les acquis du théâtre moderne, notamment ceux de Tadeusz Kantor, son grand compatriote, qui en savait beaucoup en matière de dynamitage des fausses apparences et de redressement des mémoires tordues.
"Notre Classe" n'appelle pas à l'insuffisant "devoir de mémoire", mais clame et proclame le besoin d'une insurrection, si possible plus gaie que triste, pour que les fantômes de la mémoire perdue ressurgissent enfin tels qu'ils étaient quand ils n'étaient que de simples humains promis à de simples vies. |