A la suite de la sortie récente de son nouvel album The Source sur le réputé label Blue Note, le batteur nigérian Tony Allen a participé au Festival Jazz de Tourcoing et nous a offert un beau concert, puissant dans sa forme comme dans son fond. Par-delà le jazz, que l’on peut qualifier ici selon les désignations habituelles de hard bop, persiste avant tout quelque chose de l’ordre d’une contestation politique. C’est l’essence de cette musique de nous rappeler ses origines : le contexte populaire où elle a pris corps, la volonté de changement social profondément ancrée dans son propos, la protestation contre une politique corrompue.
N’oublions pas que Tony Allen fut dans les années 70 le pionnier de l’afrobeat, ce mouvement marqué par une certaine utilisation marquée des percussions, doublée d’une reconnaissance des droits des noirs. Tony Allen a pris part à cette lutte-là, jouant pendant plus d’une quinzaine d’années avec le très engagé Fela Kuti avant d’engager une carrière solo digne de ce nom. Brian Eno le considérait comme "le plus grand batteur qui ait jamais vécu" : à nous d’en juger, donc, sur la scène du théâtre Raymond Devos, où avec un plaisir indescriptible nous avons accueilli avec émotion cette musique élégante et dynamique. Me resteront longtemps en mémoire cet équilibre presque parfait entre rigueur et clarté, et cette lenteur de jeu. Derrière cette sobriété, c’est toute une expérience que l’on perçoit, une maîtrise invisible, une discrétion qui est une forme d’humilité. A 77 ans, cet homme est au sommet de son art.
Le saxophoniste jazz américain Archie Shepp a joué en deuxième plateau, pas seulement pour célébrer l’entrée dans sa quatre-vingtième année, mais surtout pour rendre hommage à Tom McClung, son pianiste et complice récemment disparu. Les trois musiciens dont il s’est entouré contribuent à faire fonctionner ce quartet assez tonique, où l’improvisation a sa belle part. À la racine de cette improvisation, on trouve le free jazz, dont Shepp fut un des grands fondateurs : expérimentale et avant-gardiste, libérant le jazz de sa forme conventionnelle, cette approche place en premier plan la vitalité, une dose bien mesurée de swing, et le sens politique toujours en arrière-plan.
Avec Archie Shepp, c’est aussi un retour absolu aux sources de la musique noire, à travers la prédominance de la percussion, et du blues, que son chant vient célébrer à plusieurs reprises, dans un mouvement intense non dénué d’une certaine mélancolie. Ce jazz est celui de la conscience d’un temps révolu, d’une libération que la voix cassée d’un grand homme vient à rappeler, à travers ce blues affirmé. De la même manière qu’avec Tony Allen, quelque chose d’historique a eu lieu sur scène – un événement nous ouvrant assurément sur une meilleure compréhension du monde.
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