Réalisé par Tod Browning. Etats Unis. Drame. 1h05 (Sortie en 1927). Avec Lon Chaney, Joan Crawford, Norman Kerry,
John George, Frank Lanning et Polly Moran.
"-J’ai vu un film là-dessus. Il y avait une femme qui avait peur que les hommes la prennent dans leurs bras. Elle supportait pas. Alors il y a un type, pour lui plaire, il s’est fait couper les bras.
- Les deux ?
- Oui, enfin, j’sais pas, je crois. Un ou deux. En tout cas, je sais, il a fait ça par amour."
Gérard Depardieu raconte un film dans éLa Femme d’à côtéé. Ce film, c’est "L’Inconnu", de Tod Browning.
Une histoire folle, un sacrifice amoureux qui convient bien à la tragédie noire de François Truffaut. Alonso (Lon Chaney) est un criminel. Recherché par la police, il se dissimule dans un cirque, et se fait passer pour un homme-tronc. Il tombe éperdument amoureux de la fille du patron (Joan Crawford) ; comme le dit tout simplement Gérard Depardieu, elle refuse le contact avec les hommes.
Et quand son secret menace d’être révélé, Alonso préfère se faire couper les deux bras plutôt que de la perdre.
C’est donc bien une histoire d’amour, une histoire comme on ose à peine en raconter, et comme on n’envisagerait même pas de tourner aujourd’hui. Il faut le génie et la folie de Tod Browning pour faire accepter pareil conte. C’est vrai que nous sommes, quelques années avant son film le plus célèbre, "Freaks", déjà dans le monde du cirque. Un monde qui a ses règles propres, ses coutumes et où la bizarrerie n’est jamais ce que l’on croit.
Dans un univers clos qui rassemble tous les exclus, les corps hors-normes se retrouvent. Lon Chaney utilise ses pieds pour tenir une cigarette ou porter un verre de vin à la bouche, quand ce n’est pas pour lancer un couteau sur une cible mouvante. Son corps entier pallie un manque inventé. L’acteur américain était connu pour son goût du déguisement, son talent à se travestir. Un court-métrage, Lon Chaney se maquille, précédait la séance de l’Inconnu.
On y voyait l’acteur se métamorphoser, à l’aide de maquillage et de quelques postiches : Quasimodo (l’un de ses rôles les plus célèbres) ou Abraham Lincoln, il est méconnaissable. On ne peut s’empêcher de penser à ces images lorsqu’Alonso se déshabille et révèle au spectateur son secret. Sous la chemise, un corset qui lui maintient les bras le long du corps.
Filmé de dos, ce déshabillage est troublant : le corps sans bras palpite tandis que peu à peu, son complice défait le corset, comme un amoureux dénouerait le laçage de la femme qu’il aime. Le corps se redéploye progressivement, faisant de l’homme-chenille un homme normal.
Normal ? Ce serait mal connaître Tod Browning, qui imagine pour son personnage une autre caractéristique physique proche du monstrueux : un double pouce à la main gauche, qui trahit l’identité de son possesseur.
Les passions, elles aussi, dépassent toutes les normes. Alonso n’est pas un amoureux transi ordinaire, un jeune romantique aux yeux suppliants et aux lèvres humides de tendresses non-dites. C’est un homme au visage dur, un criminel prêt à tout pour écarter son rival, l’Hercule du cirque.
La monstruosité qu’il affiche n’est que le reflet d’une âme noire, souillée par le crime. La caméra de Tod Browning scrute le visage d’Alonso, tour à tour ami joyeux et amant désespéré, criminel dangereux ou victime de sa passion.
On remarquera bien sûr quelques références à l’expressionnisme allemand : la salle d’opération du docteur, et son plafond d’une hauteur vertigineuse, où l’on défie le Ciel et l’Enfer. Mais la mise en scène frappe avant tout par sa simplicité.
Tod Browning sait nous faire frissonner, imaginant un numéro de lancer de couteau sur plateforme rotative, un affrontement simulé entre Alonso et sa belle qui annonce le numéro final. Le numéro et le montage s’emballent, les plans se succèdent rapidement pour suivre la vengeance d’Alonso.
Car le personnage apprend que la femme qu’il aime va en épouser un autre. Un autre avec des bras, lui, un autre qui ne connaît pas le goût du sacrifice. Alors il se met à rire.
En contre-champ, Nanon et son Hercule rient aussi, de joie. Alonso ne s’arrête plus, et dans ce rire mêlé de larmes, c’est toute l’âme humaine qui chavire. Une scène d’horreur qui est aussi une scène d’amour. Jamais on ne vit folie plus belle. |