Monologue dramatique d'après un récit de Stéphane Chaillou interprété par Laurent Sauvage dans une mise en scène de Julien Gosselin. Fils de paysan, quand ce mot était encore employé de manière non péjorative, il connaissait la dureté du travail de la terre et les contraintes de l'élevage du bétail mais n'était pas comme ceux chantés par Jean Ferrat qui "rêvaient de la ville et de ses secrets, du formica et du ciné" et "rentraient dans leur HLM".
Homme de la terre, avec une éducation bâtie sur des valeurs ancestrales, le travail, la famille et la patrie dont l'association connotée n'a plus bonne réputation, ses rêves étaient simples : une ferme, une famille, une vie. Il a fondé une famille et acheté une ferme. Mais les impondérables, peut-être la malchance, et surtout la PAC et les banques ont eu raison de sa vocation et de sa vie.
Du roman "L’Homme incertain" de Stéphanie Chaillou sur la thématique du dépassement de l'échec personnel dans un cadre circonstancié, celui du laminage du monde paysan, Julien Gosselin a conçu la partition "Le Père" qui ne ressort certes pas ni à la "démo du comédien" ni au numéro d'acteur mais à la performance théâtrale inscrite dans une mise en scène singulière et radicale axée sur la force du verbe.
Elle se développe en trois séquences dans une scénographie esthétisante excluant tout anecdoctisme qu'il indique avoir élaboré comme une installation plastique - dont, au demeurant, la primeur doit être laissée au spectateur - intervenant en symbiose avec la mise en scène affranchie de tous les codes du récit théâtralisé.
Pendant un long moment, l'homme qui parle n'est qu'une voix dans la nuit, puis , très lentement, émerge une silhouette fantomatique sous le superbe travail de lumières de Nicolas Joubert qui accompagne la révélation progressive du cataclysme tant émotionnel qu'intellectuel, puis la résurrection d'une pensée, qui a laminé l'homme sans terre et sans travail à qui ne restent que ses convictions et ses incertitudes face à l'ostracisme sociétal qui sanctionne les "ratés".
Et une hypnotique création musicale de Guillaume Bachelé inscrite dans le registre du rock progressif à la Mogwaï accompagne le récit de l'officiant. Officiant, terme adéquat pour Laurent Sauvage, l'un des meilleurs comédiens de sa génération, avec lequel Julien Gosselin joue sur du velours.
Laurent Sauvage porte le texte d'une acuité aussi poétique que virulente avec sa scansion atypique en gardant une note unique au soutien de ce cheminement intro-rétrospectif sur un traumatisme destructeur et la puissance du dire, qui n'est pas sans évoquer le dire durassien.
Hors de toute interprétation humorale, il relate, entre abattement, révolte et culpabilité, tout le processus émotionnel et intellectuel de l'homme à terre, la descente aux enfers dont certains ne reviennent pas ou se laissent emporter par la désespérance et cèdent à la pulsion de mort qui conduit à l'autodestruction ou à la haine des autres.
Une magistrale leçon d'interprétation pour un opus magnifique sur le chant de la vie et la trace laissée par un homme qui comme d'autres "avaient eu une vie du même nom".
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