Réalisé par Benjamin Naishtat. Argentine/Brésil/France/Allemagne/Pays Bas. Drame. 1h49 (Sortie le 3 juillet 2019). Avec Dario Grandinetti, Andrea Frigerio, Alfredo Castro, Laura Grandinetti, Diego Cremonesi, Susana Pampin, Claudio Martínez Bel et Rudy Chenicoff.
Le cinéma argentin n'en finit pas de produire des films singuliers, qui interrogent son passé pour en tirer des leçons universels.
"Rojo" de Benjamin Naishtat, à l'instar de quelques-uns de ses compatriotes contemporains (comme Luis Ortega réalisateur de "L'ange"), revient au cœur des années soixante-dix, matrice de l'histoire actuelle. Précisément, on est juste avant la dictature militaire, celle qui s'effondrera une décennie plus tard avec la guerre des Malouines.
Ce que Benjamin Naishtat veut saisir, par l'intermédiaire du personnage de Claudio, un avocat sans relief qui règle les petites affaires de ses amis de la bonne bourgeoisie, c'est le climat, les attitudes, les petites lâchetés quotidiennes qui sont les clauses permissives à l'arrivée du fascisme.
En France, à l'époque décrite, Jean-Pierre Marielle ou Victor Lanoux incarnaient ce genre de personnages dans les films d'Yves Boisset ou de Pierre Granier-Deferre. Comme eux, il exprime admirablement une imperceptible veulerie maquillée derrière une affabilité suspecte. Quand survient l'événement inattendu, précurseur de l'ère de la peur et du bon ordre, il faudra à la fois sauver les apparences et cacher le réel.
Autour de lui, sa famille et ses familiers sont eux aussi confrontés, à leur échelle, aux mêmes petits arrangements avec les choses qui bousculent la routine. Les jeunes filles perçoivent la menace des garçons bien sous tous rapports, les garçons qui n'appartiennent pas à la classe dominante sentent que leur avenir est sans issue, puisque d'un côté ils seront les malvenus s'ils cherchent à s'élever socialement, de l'autre qu'ils risquent gros en combattant cette société bloquée.
Tout est en marche vers une nouvelle forme de fascisme, plus forcément fondé sur le patriotisme et le respect de la morale chrétienne. Fini le paternalisme peroniste, c'est classe contre classe que tout va s'enclencher.
On doit le marteler : "Rojo" de Benjamin Naishtat vaut d'abord par l'atmosphère qu'il a su recréer. Ses années 1970 sont reconstituées avec un soin qui confine au fétichisme. On pense au Tarentino du "Boulevard de la mort". Des automobiles aux costumes cravates, en passant par les morceaux de musique de l'époque, il plonge son spectateur totalement dans cette année 1975, annonciatrice du désastre.
Et cela est encore amplifié par la palette de couleurs qu'il privilégie. Il y a comme un effet carte postale d'il y a quarante ans. On a l'impression qu'il a utilisé la pellicule et les lentilles de ce moment-là, celles par exemple qui donnent "Sugarland Express" et "Duel" de Spielberg. Quand Claudio, dans sa Ford Mustang (évidemment), retourne dans le désert avec le détective Sinclair, on est bien dans l'imitation du temps "Panavision".
Ce qui fait aussi la force du film, c'est que son récit est plein de creux, de vrais et faux mystères, que Naishtat balade son spectateur. On ne sait vraiment pas comment tout cela peut finir, même si on suppose que, justement, ce n'est pas une fin que l'on attend mais un commencement.
Tout le discours du fameux détective accoucheur de vérité qu'est Sinclair est totalement éclairant. "Rojo" est une ouverture sur un monde dont on disséquera l'après dans des films comme "L'Histoire officielle" de Luiz Puenzo.
Fable politique autant que thriller, "Rojo" de Benjamin Naishtat parvient à éviter tout manichéisme. La moindre scène saisie dans son extrême banalité delermienne suinte le rance mais ne l'exagère jamais.
Les scènes où apparaissent les jeunes sont très réussies : sans avoir besoin de désigner qui que ce soit par un effet cinéma, Naishtat montre ceux qui vont servir ou se servir du régime à venir et ceux qui en seront les victimes. Il filme de futurs disparus, préfigure leur évanouissement.
Un grand film politique d'une force et d'une originalité rare. |