En collaboration avec la Tate Britain de Londres qui détient le fonds inestimable des 32 000 oeuvres léguées par l'artiste à la nation anglaise, le Musée Jacquemart-André propose une exposition monographique dédiée, et nonobstant son intitulé "Turner, peintures et aquarelles - Collections de la Tate", à l'oeuvre aquarelliste de Joseph Mallord William Turner .
Le commissariat est assuré par David Blayney Brown, conservateur senior de l?art britannique du 19ème siècle à la Tate Britain, et Pierre Curie, conservateur du Musée Jacquemart-André, qui ont opéré une sélection de 60 aquarelles, puisées dans un thésaurus d'oeuvres "privées" de l'artiste qui n'étaient destinées ni à l'exposition ni à la vente, mises en regard avec dix oeuvres picturales,
Et ils ont opté pour le didactisme avec un parcours chronologique retraçant à travers le genre du paysage, l'évolution vers l'épure du maître de l?âge d?or de l?aquarelle anglaise surnommé "le peintre de la lumière" présenté, toutefois de manière controversée, comme le précurseur de l'impressionnisme, qui augure de la dissolution cezanienne de la perspective géométrique et est considéré comme l'oracle de l'abstraction lyrique
Turner : du Beau et du Sublime romantique au paysage métaphysique
A une époque qui connaît la commercialisation de l'aquarelle et un nouvel engouement pour la peinture de paysage, le jeune et précoce Turner commence par des dessins topograhiques réalisés pour des architectes tout en se formant à la Royal Academy et particulièrement au genre du paysage, celui du 17ème siècle ordonné autour du traitement de la lumière qui constitue la base de la formation des artistes de son époque dont ses aînés compatriotes tel Gainsborough.
Ses références majeures, et ses deux fondamentaux, sont celle du peintre français, Claude Gellée dit Le Lorrain installé à Rome, et d'une école, celle de la peinture hollandaise, influences qui constituait le thème de l'exposition "Turner et ses peintres" au Grand Palais en 2009,
et une influence sans doute déterminante celle de l'enseignement du peintre Joshua Reynolds qu'il reçut tant au sein de la Royal Academy que dans son atelier, quant à l'approche synthétique et la suprématie de l'imagination pourr dépasser l'arbitraire des apparences.
Peintre nomade et voyageur pour se composer une bibliothèque de paysages qui donneront lieu, grâce à une exceptionnelle mémoire visuelle et chromatique, à des aquarelles réalisées en atelier à partir de dessins sur le motif, il sillonne l'Angleterre avant de faire, à la fin du Blocus continental, son "Grand Tour" pour compléter son répertoire iconographique.
Et notamment en Italie où la découverte de la lumière intense des pays méditerranéens va s'avérer déterminante également en matière picturale pour laquelle il procède à une recherche aboutie, celle de la transposition des effets de l'aquarelle dans la peinture pour renforcer l'expressivité picturale en inversant la technique des maîtres anciens - touches claires sur un fond sombre - pour commencer par un fond blanc.
Dès lors, il dépasse le challenge du compromis idéal entre le Beau et le Vrai qui animait la peinture romantique de son temps, celui du Sublime avec la substitution d'une frontalité lumineuse à la perspective en ligne de fuite soutenue par le tropisme de la couleur jaune qui résulte de son obession de la lumière solaire révélatrice de toutes les couleurs.
En second lieu, les oeuvres sélectionnées soulignent son évolution esthétique du réalisme et de la représentation illusionniste à la transcription de la perception sensible par l'expressivité de la couleur en s'affranchissant également de représentation du sujet, objet ou figure, jusqu'à la disparition des édifices, puis même des ruines et la dissolution de la figure selon une dialectique de l'occultation et de l'illumination*.
Ainsi se distingue à peine, de manière quasi subliminale, un château de sable, un petit amas de ruines ou un oiseau. Ce que le critique d'art et ami de Turner John Ruskin analysait comme une vision tragique de l'histoire, celle de la disparition du monde vivant dont la nature serait le cénotaphe, et qui ressort également à une quête mystico-métaphysique avec la métaphore biblique de la lumière divine.
Dans les tableaux mis en résonance dans la dernière salle, le visiteur pourra à peine distinguer le bateau-fantôme voguant vers un tourbillon cosmique ("Yacht approchant de la côte") et les dauphins annoncés dans le titre de la toile "Mer agitée avec des dauphins".
Le périple muséal comme celui pictural de Turner s'achève sur une de ses quatre dernières oeuvres ayant pour titre (visionnaire ?) "La Visite de la tombe" de la série réalisée en 1850, un an avant son décès, sur un thème mythologique classique, celui de l'épopée d'Enée, souvent traité par son maître Claude Le Lorrain et qu'il traite de manière récurrente, tel en 1834 avec la toile "Le Rameau d'or" incluse dans la sélection des commissaires, ressortant à la peinture d'histoire et dont la facture anticipe le symbolisme.
Cette visite peut être utilement complétée, ou précédée, par l'excellent biopic réalisé par Mike Leigh en 2014 ("Mr Turner"). |