Monologue dramatique d'après le roman éponyme d'Agota Kristof conçu et interprété par Valentin Rossier.
Voilà un spectacle qu'on n'oublie pas et qui redonne instantanément goût au théâtre en ces temps difficiles.
Chemise sombre, pantalon sombre, dans un cercle de lumière créé par Davide Cornill, devant un micro qui restera constamment sur son pied, Valentin Rossier pourrait être un chanteur à la Léo Ferré, scandant immobile ses imprécations lyriques.
La comparaison est rendue possible aussi parce qu'il actionne une pédale pour moduler en baissant ou augmentant de volume la musique électronique que lui a écrit David Scrufari et qui, avec ses relents d'impressions fantastiques, correspond parfaitement au récit d'épouvante néo-réaliste d'Agota Kristof.
Ainsi Valentin Rossier est un homme-orchestre qui joue de sa voix et de son pied pour créer une atmosphère bien particulière. En adaptant la première partie d'un triptyque consacré à deux jumeaux qui vont s'efforcer d'apprendre à survivre dans un monde en guerre et dans un pays où règne une dictature de fer, il a en main une partition exceptionnelle, mais qui contient tellement d'éléments insoutenables qu'il faut savoir la conduire avec une délicatesse qui contredit son contenu d'une noirceur absolue.
Par petites touches, car les phrases sont courtes, il ajoute de l'horreur à l'horreur, de la cruauté gratuite à la banalité du mal.
La voix de Valentin Rossier est chaude, presque douce, et il n'a pas besoin de beaucoup d'effets pour la pousser vers des phases d'authentique terreur. Elle sait distiller les informations et s'arrêter nette quand l'épreuve suivante a été exposée en quelques mots secs et effrayants. Surtout pas le temps de souffler dans ce récit tout en violence verbale et en images suffocantes suggérées.
Tout ici est question de rythme dans cette accumulation de malheurs qui ne s'octroie aucun répit. Peu à peu, les jumeaux sont seuls face à eux-mêmes. Ce qu'ils endurent leur garantit la peau dure. Dans cet univers vicieux où aimer est interdit, il faut pressentir le coup d'après, savoir l'esquiver et rester sur ses gardes.
Roman d'apprentissage et manuel de survie, "Le Grand Cahier" d'Agota Kristof est un texte d'une force rare, une merveille de langue française composée par quelqu'un qui, vingt ans plus tôt, n'en connaissait pas un mot.
Valentin Rossier ressuscite une écrivaine hongroise d'expression française et en tire 75 minutes de pure émotion. Manquer ce boxeur de mots qui saoulent des coups d'Agota Kristof un spectateur qui ne peut que les encaisser dans leur sauvagerie primale, c'est passer à côté d'un vrai moment de théâtre total. |