Comédie dramatique d'après un roman de Fedor Dostoïevski, adaptation et mise en scène de Sylvain Creuzevault, avec Nicolas Bouchaud, Sylvain Creuzevault, Servane Ducorps, Vladislav Galard, Arthur Igual, Sava Lolov, Frédéric Noaille, Blanche Ripoche et Sylvain Sounier.
Les fins connaisseurs de Dostoïevski, et particulièrement de son roman majeur, "Les Frères Karamazov" n'ignorent pas que "Le Grand Inquisiteur" est un poème composé par Ivan Karamazov que celui-ci lit à son cadet, Aliocha. Les autres pourront l'entendre in extenso dans la pièce au titre éponyme inspiré à Sylvain Creuzevault, son metteur en scène. Comme toujours, le théâtre dont il raffole, est un théâtre de parole, un théâtre où les "grands hommes" sont souvent présents pour exprimer leurs pensées contradictoires. Ici, on croisera dans le capharnaüm d'une scène très peuplée : Jésus et Karl Marx (Arthur Igual), Margaret Thatcher (Frédéric Noaille), Donald Trump (Servane Ducorps), le pape (Vladislas Galard), Joseph Staline (Sylvain Sounier) et Heiner Muller (Nicolas Bouchaud). Et bien entendu, les très attendus frères Karamazov, Sylvain Creuzevault en Ivan et encore une fois Arthur Igual en Aliocha. Sans oublier le fameux grand Inquisiteur (Sava Lolov). On se souvient tous de la fameuse phrase de Dostoïevski, "Si Dieu n'existe pas, tout est permis". Le texte de Sylvain Creuzevault dit par tous ces "people" de la politique tourne autour de cette citation et décrit l'état du monde après les expériences communistes, fascistes et ultra-libérales.
C'est évidemment le plus récent protagoniste, et le seul à ne point être homme ou femme de pouvoir, Heiner Muller qui, derrière ses lunettes noires, assène ce qui se rapproche de la vérité post-dostoïevskienne : l'homme sans Dieu n'est pas plus libre qu'au temps où l'homme ne pouvais se passer de transcendance. Il a expérimenté au 20èmeme siècle ce que l'écrivain russe pressentait au dix-neuvième siècle dans son poème où Jésus revenu au temps de la Sainte Inquisition est tout de suite emprisonné par le Grand Inquisiteur qui a déjà fixé son sort... Quand Heiner Müller parle, ses propos apparaissent en sur-titres. Sur cette scène à l'origine toute blanche, et désormais ensanglantée par la mort de Jésus, et peuplée de tous les protagonistes pré-cités, on se croirait dans un film du Godard des dernières périodes. Un film, où chacun pourrait se succéder dans le cadre, de manière aléatoire, alors que défilerait le long discours de Müller convoquant Adorno, Kafka, James G.Ballard, l'Apocalypse de Saint-Jean et Auschwitz pour faire le point sur l'état actuel d'un monde ou le bien et le mal sont revenus en force, alors que les utopies ratées devenues sanguinaires, comme le communisme transformé en léninisme, ou stupides comme le libéralisme abêti par Thatcher et Trump rêvaient de dépasser le manichéisme religieux au profot d'un homme nouveau. II faudra parfois s'accrocher pour suivre les méandres de la pensée de Sylvain Creuzevault, qui, à l’instar de celle de Godard ou de Müller est plus dans la fulgurance poétique que dans la rigueur philosophique.
Ceux qui n'apprécieront que modérément ce grand guignol, superbement scénographié par Jean-Baptiste Bellon et mis en scène avec un bel aplomb par Sylvain Creuzevault, trouveront que le texte est aussi abscons que celui débité par Bernard-Henri Lévy dans "Hôtel Europa". Les autres, au contraire, apprécieront cette tentative désespérée pour faire jaillir enfin du sens, vingt ans après le début d'un millénaire qui ne multiplie que les sens interdits. Typique du malentendu de l'art dramatique d'aujourd'hui "Le Grand Inquisiteur" pose des questions à un spectateur qui, souvent, croit encore que le théâtre, au contraire, existe pour donner des réponses à ces propres interrogations... |