Le 15 février 2021, Froggys Delight a rencontré, par écrans interposés, Rover, pour parler de son prochain album, Eiskeller, qui sortira le 7 mai prochain. Un échange nourri et digressif, plein d’humilité et d’authenticité, lors duquel il a été question de création, de confort, d’instant, d’arbre, de spiritualité… Et de musique, bien sûr.
Quand on parle de "création artistique", on évoque souvent l’influence de l'expérience personnelle, des blessures relationnelles, des sentiments qui naissent de ces épreuves de vie... Or, j'ai l'impression que pour ce troisième album, Eiskeller, c'est davantage un lieu qui vous a dicté le chemin créatif à prendre : comment vous expliquez cela ?
Rover : Les chansons sont quand même malgré tout inspirées par des faits, des expériences, des moments de nostalgie, des projections dans le futur – en l’occurrence le premier single, "To This Tree" –, ce qui est nouveau aussi chez moi. J’étais plus dans le récit auparavant, avec une forme de romantisme qui narrait des relations humaines, des endroits d’émotions difficiles d’accès.
Là, en l’occurrence, effectivement, le lieu dans lequel j’ai choisi de créer cet album a pris une part très importante au moment d’enregistrer le disque, une place déterminante – au point qu’à la fin de l’enregistrement, j’étais dans le déni, me disant je ne vais certainement pas parler du lieu, j’ai envie qu’on parle du disque, de mille autres choses... Déni, car dès lors que j’ai commencé à creuser l’histoire du disque, et à mettre du temps entre moi et l’enregistrement, dans le mix, le choix d’une pochette, à chaque fois ce lieu me manquait, comme une personne, il était vraiment humanisé à mes yeux. Le fait d’y travailler seul, d’être dans une réelle solitude – j’ai gardé ce lieu pendant plus d’un an, c’est très long comme expérience –, de l’avoir comme seul repère, ressource, aurait détourné quiconque.
C’est émouvant d’en parler, c’était une forme de révélation du néant : il n’avait rien d’attachant, c’est une grand pièce industrielle, dans une ancienne glacière, en Belgique. C’était presque morbide, comme ambiance. Et il s’est avéré qu’avec la musique, avec de la patience, ce fut un peu comme quand un navigateur tombe amoureux de son bateau qui est tout petit, ou comme quand on tombe amoureux d’un village d’enfance, qui est un village tout bête mais qui est féerique à nos yeux.
Quand on retrouve cette sensation-là, adulte, on a l’impression d’avoir un privilège énorme, dans le fait de retrouver une émotion – c’est très dur de se reconnecter avec tout ça. Et le lieu m’a offert ça, je me suis rendu compte qu’il fallait que je m’efface un petit peu, en étant peut-être plus humble, en brouillant mes propres repères et mes réflexes de musicien, mes réflexes de culture musicale, de personnage malgré moi – on a tous un endroit de nous qui nous échappe et qu’on transporte avec nous. Là, il n’y avait plus ça, j’étais réellement face à un miroir, c’était plus qu’une mise à nu, c’était à prendre ou à laisser : soit je laissais mes instruments au bout de trois jours, dans ce lieu très hostile, soit je perçais l’abcès, je continuais... Le lieu est devenu addictif. J’avais hâte d’y retourner tous les jours, et à chaque fois qu’une des rares personnes venaient me rendre visite – trois personnes en un an et demi – on m’a pris pour un fou ("pourquoi tu ne mets pas un canapé plus confortable", "pourquoi tu n’en fais pas un lieu plus cosy")...
Mais il n’est pas là le confort, le confort, artistique, musical, personnel, est certainement dans l’absence de luxe et de décoration, et dans cette neutralité-là. Pour moi, le réel confort passe par l’inconfort. Il n’y a pas plus embarrassant que d’avoir le choix, d’avoir mille options en studio, les pieds au chaud... La bourgeoisie en musique, ça ne va pas du tout.
Cela signifie-t-il qu’il faut sortir du confort pour créer quelque chose de plus authentique, pour atteindre quelque chose d’inexploré ?
Rover : C’est une question curieuse… Ça dépend de ce qu’on entend par confort. Pour moi, le vrai confort, c’est qu’on me foute la paix. Où il n’y a rien d’autre que la musique. Un exemple de "vrai" confort, c’est le studio : un lieu où on se sent bien, valorisé, pour notre ego, où tout sonne très bien tout de suite, et où on a l’impression d’être un brillant musicien, un très bon chanteur… Certes, c’est extraordinaire mais c’est souvent moins bien. Dès lors que la démarche est atypique, inconfortable, même artistiquement, on se met dans une exigence, on se marque au fer rouge, on se rencontre soi-même.
Il y a des choses qui m’appartiennent dans les étapes de ce disque et il y a assez peu de choses dans la vie de tous les jours qui pourraient m’offrir cette chance de grandir, de me remettre en question, d’apprendre à me connaître aussi… C’est tout l’intérêt de faire de l’art, des disques selon moi. C’est tellement fantastique : plus c’est déstabilisant, plus c’est excitant de faire un disque. Mon fantasme absolu, c’est un disque avec un seul instrument afin d’élimer encore plus la machine et d’arriver à l’os de la création. Je me rappelle cette scène – je dis ça quand même avec humour – dans Tous les matins du monde où il est seul avec sa viole dans sa cabane au fond du jardin…
Il y a dans ce disque une volonté de capter des instants qui sont impossibles à faire en studio, des choses qui sont même impossibles à partager. Il n’y a que seul, et dans un contexte comme ça, qu’on peut avoir des interprétations de voix. Même allumer un magnéto à bandes ou un ordinateur gâchait l’instant. Un des titres de l’album, "Eiskeller", a été enregistré sur un téléphone (alors qu’avant, je me serais un peu interdit ces outils...) : c’était un mémo, je l’ai posé sur le piano et j’ai chanté ce morceau la nuit, et ça je sais que c’est impossible à reproduire. Comme en amour, en amitié, il y a des choses qui appartiennent à la magie grâce au simple fait qu’il n’y a pas d’autres témoins. Ce sont des choses très dures à attraper et qui sont un vrai carburant pour un artiste. C’est devenu tellement facile de faire des disques. Mais faire un disque différent, ça demande tout ça.
Faire un album seul, c’est du défi ou de la misanthropie ?
Rover : C’est du plaisir. Ce n’est pas pour l’égo, ça je l’ai soigné dès le premier disque – je n’ai plus trop ce besoin de me prouver que je sais soit faire des disques, soit jouer d’autres instruments. C’est ce qui m’a sauvé, la notion de plaisir, le rendez-vous avec soi-même, le plaisir et la musique. Dans cette glacière, pas d’internet, pas d’amis, pas de distractions, pas de troquets du coin…
Il y a finalement une dimension assez monastique dans cette démarche : retraite, solitude, précarité...
Rover : Il faut avoir foi dans sa musique, foi en l’instant… Je n’essaie pas d’être mystique ou quoi que ce soit, mais on convoque parfois des choses anormales. C’est anormal d’aller seul dans une expérience musicale comme ça, de vouloir faire un disque où on construit son studio, où on est à la fois l’ingé son, le réalisateur, le musicien, le compositeur… C’est un égoïsme bien placé, c’est un vrai plaisir, une satisfaction, c’est cultiver son jardin. Oui, il y a de la fierté, je suis fier de mon disque. Et, oui, il y a quelque chose de la retraite : si un jour j’ai trois mois de libres, je pars en haut d’une montagne. Mon fantasme absolu, c’est de vivre loin de tout le monde, avec un chien et sans internet.
Votre album sort le 7 mai. Est-ce qu’on peut déflorer un peu l’objet et savoir ce qui est abordé ?
Rover : Il y a beaucoup de sujets abordés qui sont de l’ordre de l’intime et qui n’ont pas beaucoup d’intérêts, au sens propre. Ce qui me plaît en musique, et ce qui m’a plus dans mes disques précédents, dès lors que j’aborde un sujet, une expérience ou un vécu, ce sont les échos, les reflets. En l’occurrence, la pièce où j’enregistrais avait un écho, une reverb énorme – là, c’est pareil, les chansons ont une réverbération naturelle. Et si on parle d’une déception amoureuse ou d’une amitié qui s’est très mal finie, j’invente ici des sujets au hasard, ce qui va être amusant c’est de voir à quel point la même chanson va résonner différemment à travers le passif de chacun… Plus concrètement, c’est souvent plein d’actes manqués ce disque : je me suis rendu compte après que le choix du lieu, pourquoi il y fait froid, avaient du sens. Ce qui est curieux, c’est qu’en grandissant, en vieillissant, on fait des choix souvent inconscients et que les chansons abordent des sujets qui sont incroyablement à l’opposé de ce qu’on voulait dire. Pourtant, noir sur blanc, elles disent quelque chose qui a un rapport direct avec ce que l’on a vécu ou ce que l’on vit. Je crois que mon explication est pourrie…
Je crois surtout que vous ne voulez pas nous dire de quoi ça parle.
Rover : C’est vrai… Je suis un peu pudique là-dessus… Allez, je vais vous parler du single, "To this Tree", ce sera plus simple. Là, j’ai projeté l’idée de quelqu’un qui rédige une lettre, qui serait à lire dans plusieurs années, et dedans je dépeins un monde qui change beaucoup, d’un point de vue écologique, politique… Cela s’adresse à un enfant, ou à un être cher, qui découvrira la lettre d’un père, d’un parent, et ce parent lui dit qu’il va falloir avoir foi en l’humain, en cette société, et reconstruire les choses, et que, pour ce faire, il faut se retrouver autour de cet arbre, dont je parle dans le refrain, un arbre refuge, dont les racines sont un endroit de constance, de solidité, à partir duquel on peut reconstruire. Ça part d’une histoire assez vraie… Il y a un arbre, qui est loin d’ici, dans un endroit qui m’est cher, et auprès duquel j’ai plaisir à me retrouver. A chaque fois, il se passe quelque chose de très agréable, de l’ordre du recueillement…
Depuis que je vous écoute, j'ai l'impression que votre musique est une terre de contrastes perpétuels, une sorte de vibration précaire entre faiblesse et force, entre Air et Terre ? C'est lié à vos influences musicales, à votre caractère, à votre vision du monde ?
Rover : C’est très juste… Il n’y a que cela qui m’intéresse, en musique, dans l’art, dans la vie. Dans la vie, je vais facilement vers les zones où les contrastes sont forts, où il y a une cohabitation entre des émotions contraires, et ce disque en est le reflet. Je pense que mes influences musicales, je m’en suis un petit peu débarrassé, je ne cherche plus trop dans ce sac-là et c’est tant mieux, car c’est une spirale qui fait perdre beaucoup de temps. Ça se passe vraiment plus auprès de qui je suis réellement.
Sans faire une analyse un peu bidon, je me rends compte que j’aime bien les contradictions, ces zones où il n’y a pas à choisir, cette cohabitation… C’est comme en musique, ce que faisait d’ailleurs Brian Wilson, dans les années soixante, et qu’il a lui-même volé à Spector (là pour le coup, je fais une référence musicale !), où en mélangeant deux instruments, on en crée un troisième. Avoir ce lieu, être dans ce lieu et vouloir y injecter de la lumière, de la vie, quelque chose de chaleureux… Ça sous-entend de devoir faire cohabiter des contradictions, et je pense qu’être artiste c’est ça, essayer de vivre avec ses contradictions…
Ce troisième chapitre, comme vous dites souvent en parlant de vos albums, par rapport aux précédents, me semble moins rock, moins explosif, moins en colère… Et aussi, désolée d’y revenir, plus spirituel.
Rover : C’est clair, absolument. Encore une fois, le lieu joue, mais je pense que c’est surtout lié au propos-même et à l’intention des chansons. Le premier disque s’adresse à des gens qui existent, qui ont traversé ma vie, des gens qui ont compté, c’était un album ancré dans la nostalgie. Ce disque-là s’adresse à l’invisible, fait appel à des gens qui ne sont plus là, évoque de nouvelles sensations, parle du temps qui passe – on parle tous de ça, dans nos disques. L’expérience solitaire, en sous-sol, en ressortir, parfois la nuit, être confiné, tout ça amène à être philosophe. Quand, en plus, on est dans un endroit propice à la création… Ce disque a imbibé quelque chose de plus spirituel, oui… Moins en colère, clairement… Il y a en tous les cas un apaisement.
Quand on a autant la musique ancrée dans sa matière, comment vit-on le fait de sortir un album sans envisager de l'incarner immédiatement sur scène ? Votre tournée devrait commencer début mai, mais...
Rover : J’ai la chance de ne pas penser les albums forcément pour la scène, et donc de vouloir faire des titres plus rock, plus pêchus… La scène est tellement un espace de liberté, encore plus vaste, où tout peut arriver selon les jours, selon les lieux où l’on joue… Ça aurait été une erreur de projeter le disque en fonction de la scène. Je l’ai pensé comme je l’entendais, chaque présence d’instrument et chaque arrangement avaient sa place, à aucun moment je me suis dit "mets-en moins", parce que sur scène tu seras trois… A partir du moment que je sais que je peux faire mes concerts seul, avec mes guitares ou un piano, cette question-là est balayée. C’est ça qui joue aussi dans ce disque, je suis apaisé avec le public : c’est un bonheur extraordinaire de passer d’une extrême solitude à la rencontre du public… C’est vrai, une tournée s’est construite, on croise les doigts pour qu’elle se fasse…
J’ai réussi à dichotomiser les choses : c’était déjà tellement un miracle d’être allé au bout de ce disque, ensuite et d’aller pouvoir mixer avec cet ingénieur anglais, qui est une vraie rencontre dans un beau studio pour que le son soit cohérent, d’avoir traversé tout ça, et savoir que le disque sort, c’est déjà une victoire incroyable… Quand on part de rien… C’est gratifiant. C’est une forme de miracle.
Je n’avais pas du tout cette confiance-là en commençant le disque et jusqu’au dernier jour d’enregistrement. La seule confiance que j’avais était dans le fait de sentir que j’étais dans le vrai, vis-à-vis de moi-même, dans l’instant. Je pense que j’ai été encore plus extrême que pour mes deux premiers disques que j’ai fait seul, à peu près. Là, je suis allé encore plus loin et j’ai déjà eu la récompense de le vivre pleinement. Après, la scène... Le contexte est déjà tellement étrange, que tout sera en bonus.
Vous parlez d’instant, de saisie éphémère, d’instants de grâce pour évoquer l’enregistrement du disque… Vous n’avez pas peur que quelque chose de cet ordre-là se perde, soit perdu, justement, désormais, en terme créatif ?
Rover : Honnêtement, non. Réellement, il y a eu un avant et un après. Il me suffit de trente secondes, là en en parlant, pour savoir exactement quelle saveur avait cette expérience, pour me rappeler de la pièce, des questions stupides que je me posais… Parfois, je passais trois jours avec rien, et au quatrième jour, quelque chose se dénouait, et j’étais euphorique. Il y avait quelque chose de très saisonnier, de très cyclique. Une espèce de marée, qui monte et qui descend, et j’ai compris que ça marchait comme ça chez moi, et je n’aurais jamais pu le découvrir en studio, en quinze jours…
Il fallait reconvoquer la magie. Il y a des choses, un luxe, qui n’appartiennent qu’à l’artisan, venir tous les jours dans son atelier, et passer quatre jours sans rien, en s’accordant le droit de revenir en arrière, de ne rien faire… Ce luxe, le cinquième jour, produit une explosion, une étincelle, alors que c’est un truc bête, personne n’en a rien à faire, un accord de guitare… Ça rejoint la grande question des artistes : pourquoi on fait ça ? Il y a toujours ce conflit : est-ce qu’on fait ça pour nous, pour les autres, personne ne nous attend, il y a déjà eu des disques comme ça, comme les livres… Et puis, après, quand le disque sort, on ajoute une petite pierre, et on fait sa part...
Un grand merci à Timothée, pour sa disponibilité et son honnêteté. L'idéal de l'interview n'est-il pas dans la rencontre ?