Sise dans l'Hôtel de la Monnaie, la Monnaie de Paris, institution monétaire française également dotée d'une vocation muséale, constitue le lieu approprié pour présenter une exposition sur les rapports entre l'argent, entendu dans le sens commun de numéraire, et l'art.
Même si placée sous des signes humoristiques avec le mot valise "L'Art-gent" en sous-titre et un photomontage de Philippe Halsman avec la figure de Salvador Dali judicieusement surnommé "Avida Dollars" selon l'anagramme écrit par André Breton, "L'Argent dans l'Art" incite à une passionnante réflexion sur les accointances de l'art et de l'argent.
Et ce, sous le commissariat de Jean-Michel Bouhours, ancien conservateur au Centre Pompidou et historien d’art, avec une recension étayée par deux centaines d'oeuvres pour une traversée de plus de 20 siècles de l'Histoire de l'Art annoncée dès l'entrée par le synthétique prologue dans le Salon Dupré.
Damien Hirst ("Virtine de fausses pièces) - Bertrand Lavier ("Brandt/Haffner") - Anselm Flamen le fils ("Plutus, dieu des richesses") - Anne et Patrick Poirier ("Fragilité")
Les liaisons dangereuses de l'Art et de l'Argent
Nonobstant le choix d'un parcours chronologique, la (dé)monstration comporte deux volets réflexifs correspondant à des approches artistiques différentes et complémentaires : la représentation du monde de l'argent et le rapport à l'argent de l'artiste.
Au début était l'or, source de toutes spéculations intellectuelles,et de la manifestation déique, et symbole de richesse qui irriguent les récits bibliques et mythologiques tels la légende du Veau d’or et la pluie d'or par laquelle Zeus s'accouple avec Danaé.
Jean-Honoré Fragonard ("Jéroboam sacrifiant aux idoles") - Marc Chagall ("Les Hébreux adorent le veau d'or") - Anonyme ("Le Veau d'or")
L'or puis les métaux sous forme de pièces investis d'une fonction monétaire se substituant au troc de marchandises suscitent une iconographie des corporations et métiers d’argent et des échanges commerciaux, notamment représentés en l'espèce par la peinture flamande du 16ème siècle.
Marinus van Reymerswale ("Collecteur d'impôts") -
Anonyme ("L'Usurier) - Anonyme ("La vente d'oignons")
Ce métal précieux constitue un marqueur social tout comme il excite les convoitises et les vices que les peintres retracent dans une optique moralisante.
Anonyme ("Le Denier de César") - Anonyme ("Vanité au cadran solaire") - Anonyme ("La distribution des pains") - Matthias Stomer ("L'Avarice")
Par ailleurs, l'art passion des collectionneurs d'antan devient un art investissement financier sous l'impulsion du monde de la finance qui soutient la primauté du capital financier, du florissant marché de l'art au début du 20ème siècle puis des foires d’art contemporain.
Edgar Degas ("Portrait à la Bourse") - Albert Maignan ("La Fortune passe") - Pierre-Auguste Renoir ("Paul-Durand-Ruel")
Le deuxième angle de visite ressort au rapport de l'artiste avec l'argent et le changement de paradigme lié à l'émergence du néo-labéralisme mettant à mal la maxime de "l'art pour l'art" en érigeant l'oeuvre d'art en marchandise avec une spéculation sur les "produits" artistiques et suscitant des pratiques tel le sponsoring.
Ce qui se décline en deux courants antagonistes avec les artistes qui manifestent une position idéologique anticapitaliste à commencer par Marcel Duchamp avec le fameux "Chèque Tzanck" et ceux qui intègrent la valeur argent dans leur pratique.
Josef Beuys ("Kapital" - "Kunst + Kapital") - film Werner Nekes et Dore O ("Beuys") - Robert Filliou ("Oeuvres sans valeur")
Ainsi le rapport de l'artiste acteur du monde de l'argent voire businessman est illustré par l'installation de Hans Haacke, auquel a été consacrée l'exposition "Artfairismes (à tous les étages)" au Centre Pompidou en 1989, qui dénonce les collusions entre l’art et les multinationales tant au travers du mécénat que de l'acquisition d'oeuvres intégrées dans le capital de l'entreprise, ainsi "L’art pour le bien des affaires" comme l'assume le groupe pétrolier Mobil. Hans Haacke ("The Business Behind Art Knows the Art of the Koch Brothers"
Pour certains, l'argent n'est pas tabou" comme Salvador Dali célébrant "L’Apothéose du dollar" et Andy Warhol qui se qualifie "artiste d’affaires" signifié par sa série "Dollar Sign Paintings" dans laquelle le signe du dollar revêt la fonction de symbole iconique de la religion néo-libérale.
Andy Warhol ("Dollar Sign")
Pour d'autres, la symbolique de l'argent paraît plus ambigu avec la présentation du corps-tirelire d'Arman et le squelette doré de Michel Journiac.
Ben ("Le Son de l'art moderne" -"J'ai signé l'argent") - Arman ("Vénus aux dollars") - Michel Journiac (" Contrat pour un corps") - Robert Mapplethorpe
("Dollar Bill") - Larry Rivers ("French Money II")
et la sculpture-distributeur de la performance "Le Baiser de l'artiste" réalisée par ORLAN lors de la FIAC 1977 qui propose un baiser pour 5 francs ou Yves Klein avec sa performance avec lancer dans la Seine de 80 grammes d’or fin lié à la vente en 1962 d'une œuvre d’art, immatérielle et invisible intitulée "Zone de sensibilité picturale immatérielle" dont les seules archives consistent en photos d'Harry Shunk présentées dans l'exposition.
Carl Fredrick Reuterswärd ("L'Art pour l'Or") - Yves Klein ("Voleur d'or") - Edward Kienholz ("For $462" - "For $463") - ORLAN ("Le Baiser de l'artiste")
La monstration procède également à des appariements hors temporalité par mise en résonance thématique ainsi pour les jeux d'argent
Hendrick
Goltzius ("Le Jeune homme et la Vieille")"Arman ("Nice Casino") -
Jacques Monory ("Romance")
et les relations entre sexe et argent avec les amours tarifés
et le corps-marchandise.
Tracey Emin ("Something is Wrong") - Anonyme ("Danée d'après Titien) - Tracey Emin ("I've Got it ll")
Foisonnante, elle se termine sur l'ébouriffante vidéo-animation "Got Rekt !" de Jon Rafman
sur les mirages de la possession pécuniaire et un scénario apocalyptique
sur les dangers du développement des cryptomonnaies. Jon Rafman
("Got Rekt !") - Bernard Venet ("New York Stock Exchange
Transaction")
A ne pas rater en présentation excentrée, la robe en viande cousue "Vanitas" de Jana Sterbak, la sculpture d'Ann Veronica Jannssens façonnée à partir de la bobine-matrice utilisée pour la fabrication des pièces de monnaie,
la cage à oiseaux devenu tirelire de l'installation "Chambre d'amis" de Panamarenko et la colonne "27 euros et 48 cents" de Claude Closky composée de l'empilement de pièces de dix centimes d'euros.
A noter la programmation en juillet 2023 du cycle "CinémArgent" avec la projection de films sur le thème de l'argent et, du 20 mars au 10 mai 2023, l'exposition "Money Money Monnaie" organisée par Radio France sur les relations entre l'argent et la musique en résonance avec des albums emblématiques.
En préambule à la visite à voir :
en diaporama la série Dali de Philippe Halsman
en vidéo :
la performance "Le baiser de l'artiste" d'ORLAN
en 1977
l'animation "Got Rekt !" de Jon Rafman
entretien avec Nathalie Quintane auteure avec Jean-Pierre Cometti de l'ouvrage "L’Art et l’Argent" paru en 2017
le documentaire "L'Argent, le Pouvoir, l'Art" en relation avec l’édition 2016 de la Foire internationale d’art contemporain à Paris |