Spectacle conçu et mise en scène par Boris Gibé.
Quand on quitte le bâtiment principal de la Cité internationale et que l'on s'enfonce dans le gazon de la grande pelouse sise derrière le dit bâtiment, il fait encore légèrement jour en cette soirée d'avril.
On avance à la fraîche, avec un regard sur ce qui, en s'éloignant, ressemble de plus en plus à un château, un Moulinsart qu'on aurait agrandi de chaque côté, le rendant d'un équilibre un peu plus lourd qu'à l'origine.
En se retournant, c'est vers un petit chapiteau qu'on se rapproche. Un lieu qu'on imagine abritant les expériences de Tournesol, ou d'un autre savant légèrement plus fou que l'ami sourd de Tintin.
L'ambiance est mystérieuse. On apprend que l'on va effectivement participer à une expérience menée, on l'espère à bien, par Boris Gibé, déjà coutumier du fait, qui, en 2017 avait pour son spectacle "L'Absolu" construit un silo.
Cette fois-ci, c'est bien un petit chapiteau qui se dresse. Il contient 108 places, pas une de plus, pas une de moins. Aucun surnuméraire ne pourra se glisser en passager clandestin de ce moment déjà mythique. Tout un cérémonial est énoncé par un bateleur.
On comprend qu'on sera dans le noir, qu'il faudra ouvrir son strapontin selon un rituel bien précis, disposer sur une espèce de comptoir un plateau avec un gobelet en métal et trois mignardises concoctées par Chef Marcel à consommer selon un autre rituel. Et tout cela dans un noir complet à déconseiller aux agoraphobes.
Le spectacle, on l'apprend alors, sera consacré aux "Vénus anatomiques", ces corps écorchés où étaient emboîtés les organes vitaux des humains. Le chapiteau qui abrite ce "cabinet de curiosité" n'est pas appelé si simplement par son créateur.
Il convoque Jérémie Bentham et son panoptikon pour une prouesse scientifico-onirique. On a quitté Moulinsart pour être au siècle où s'organise la civilisation occidentale, celle des savants montreurs de monstres et de merveilles, celle où ce panoptique scientifique va être résumé par Michel Foucault en termes de "surveiller et de punir".
Peu à peu le noir va s'atténuer, et, quand une lumière intrusive, bien en phase avec l'architecture panoptique, va parcourir ou plutôt littéralement lécher les éminents spectateurs, on va se découvrir comme dans un tableau de Rembrandt, "la leçon d'anatomie", comme 108 curieux, 108 voyeurs dont les yeux vont converger sur un trou matriciel dans lequel va s'ébattre la "vénus anatomique" qui se transformera en une créature vivante à la fois poétique et douloureuse.
Et tout cela pendant plus d' une heure de pénombre rendue envoûtante grâce à la beauté absolue du "Tristan et Isolde" de Richard Wagner.
On est en totale immersion, comme on ne peut normalement jamais l'être au théâtre. Finalement, on est proche de quelque chose d'opératique, voire du cinéma de certains cinéastes particuliers. Comme David Lynch ou James Cameron. On pense évidemment à "Elephant man" pour le premier et l'on trouvera des correspondances avec "Abyss" pour le second.
Curieux comme ces cinéastes de "l'effet", dont on peut discuter de la pertinence cinématographique, dont on peut critiquer le maniérisme mental, si froid et si éloigné de l'émotion générée d'ordinaire par le cinéma, s'adaptent parfaitement à l'univers de Boris Gibé.
Bien entendu, la rareté de la proposition en fait le prix et la singularité. Il faut vraiment parler d'expérience et ne pas la juger à l'aune d'un spectacle théâtral habituel. C'est pour cela qu'il faut la décrire, apprécier qu'en plein Paris puisse surgir, éphémère et fier, ce projet issu de la volonté d'un artiste qui se mérite et qu'on ne peut pas juger communément.
"Anatomie du désir" restera à tout jamais gravé dans 108 mémoires comme l'une des soirées de leurs vies. |