Comédie dramatique d'Hermann Broch, mise en scène de Tristan Le Doze, avec Céline Yvon et Tristan Le Doze.
Zerline pénètre dans la chambre d'A, locataire de la baronne dont elle est domestique. Sans vraiment lui demander s'il a envie de l'entendre, elle lui dit d'emblée que la fille de sa maîtresse est une "bâtarde".
Elle entame alors un récit de sa vie qui s'entremêle avec celle de ses patrons. Un récit fort, terrible où elle conte toutes ses frustrations, tout ce que sa condition l'a conduite à vivre ou à ne pas vivre, elle qui se pense déjà aux portes de la vieillesse
Ce récit âpre et sans concession est tiré d'un roman de l'autrichien Hermann Broch, "Les Irresponsables", publié en 1950. L'auteur, considéré avec Thomas Mann et Robert Musil comme l'un des plus grands écrivains de langue allemande, et lui aussi en exil sous l'ère nazi, y trace des portraits de citoyens d'une petite ville de province dans l'Allemagne hitlérienne. Celui de Zerline est devenu, grâce aux adaptations théâtrales dont il a fait l'objet, le plus célèbre du roman.
Tristan Le Doze qui met ici en scène Céline Yvon dans le rôle de Zerline, et qui joue le rôle du locataire, a repris la traduction d'André R. Picard qui a servi aussi à l'adaptation de Karl Michael Gruber avec Jeanne Moreau, en 1986.
Alors que tout se passe dans la chambre de A, et que Zerline y pénètre avec un chandelier, Tristan Le Doze n'a pas choisi de laisser sa comédienne dans une "vraie" pénombre. Il s'agit pour elle de faire éclater, peut-être pour la première fois et sans doute pour la dernière fois, ce qu'elle a sur le cœur. Ce n'est pas une confession qu'elle ferait en chuchotant.
Non, Céline Yvon a la voix ferme, autoritaire comme Zerline est sans doute, malgré sa condition, auprès de trois personnages dont elle sait tout, et dont elle aurait pu modifier le destin en parlant au procès, puisqu'il y a au cœur de son récit un meurtre et un procès d'assise qui le suit dans la foulée...
On pourra s'interroger sur la nature de ce qu'elle veut dire : haine ? regrets mêlés de rage sur une vie ratée ?. Comme Tristan Le Doze ne fait aucune référence au Troisième Reich ni d'ailleurs à la servilité de Zerline, puisque sa tenue n'est pas vraiment celle d'une domestique, ou l'évoque à peine, on est face à une femme sans contexte politique et peu, sauf au niveau de ses paroles, connotée socialement.
Reste l'endroit où elle se trouve, composé d'un écritoire avec sa chaise et de deux autres sièges dont l'un est occupé par A. Tout cela pourrait suggérer une plaidoirie, celle d'une femme préfigurant son futur jugement dernier...
La conviction de Céline Yvon, qui fut précédée dans le rôle par Jeanne Moreau, Marilu Marini et Christiane Cohendy, suffit à emporter le spectateur. On est impressionné par son interprétation alors qu'elle vient à peine d'entrer dans le rôle.
Reste une part d'ombre, celle du personnage de A. On imagine qu'on aurait très bien pu s'en passer, mais tel n'a pas été la volonté du metteur en scène. Pourquoi Zerline l'a-t-elle choisi pour être le témoin de son récit très personnel ? Que cherche-t-elle en lui ? Une simple présence ? Un jugement ? Ou, pourquoi pas un dernier amant, elle qui conte crûment ses relations avec le père de la "bâtarde", et qui, par le choix de Céline Yvon, n'est pas vraiment une "vieille domestique" ?
Plus il jouera "Récit de la Servante Zerline", plus il lui sera urgent de trancher sur le sens qu'il veut lui donner. L'ambiguïté d'un personnage amorphe ne suffira plus. Que ce détail à résoudre n'empêche surtout pas d'aller applaudir la prestation de Céline Yvon, totalement à l'aise dans l'univers de Hermann Broch. |