Tour tous ceux qui aiment la langue du 18ème siècle et le chef d'oeuvre de Choderlos de Laclos "Les liaisons dangereuses" doivent impérativement voir le spectacle monté et mis en scène par Nicole Gros au Théâtre du Nord-Ouest servi par une troupe de comédiens remarquables qui nous entraînent au cœur des salons et des alcôves.
Nous avons rencontré Nicole Gros qui a signé une mise en scène particulièrement réussie, à la fois classique et originale pour un spectacle auquel elle tient tout particulièrement.
Monter au théâtre un spectacle adapté le roman sous forme épistolaire qu'est "Les liaisons dangereuses" de Choderlos de Laclos ne paraît pas une mince affaire. Pourquoi ce choix ?
Nicole Gros : "Les liaisons dangereuses" sont un de mes livres de chevet qui m'avait déjà inspiré pour une pièce que j'ai qui a été publiée et créée en 1996 qui s'intitule écrite "De quelles amours blessées" et qui raconte la rencontre entre Mme de Merteuil, la Princesse de Clèves et Madame Bovary dans l'au delà. Trois amoureuses très différentes qui se démasquent. Je travaille depuis un certain nombre d'années au Théâtre du Nord-Ouest et dans le cadre du cycle Marivaux j'avais monté "La dispute" qui m'a fait revenir vers les liaisons car pour moi la fin de la dispute est une ouverture sur les liaisons sur l'impossible amour avec un grand A d'où la pratique de tous les amours.
Dans un premier temps, j'ai fait une lecture en espace des liaisons dans une version raccourcie du fait de la durée impérative des lectures. Après cette lecture, monter les liaisons s'est imposé à moi. Je me suis servie de plusieurs adaptations existantes pour monter ce spectacle qui est donc "d'après Laclos" dans la mesure où je ne disposais pas du temps nécessaire pour faire une adaptation originale. Ce roman est un sujet éminemment théâtral par les personnages et le thème qu'est le libertinage. Le libertin a besoin d'un public puisqu'il est en représentation permanente. "Les liaisons dangereuses", qui a été qualifié de best-seller du libertinage, n'est pas qu'une peinture gratuite du libertinage aussi une peinture d'une société à une époque donnée dans laquelle les contemporains se sont retrouvés d'où le succès immédiat de ce roman. Un succès qui perdure depuis.
De plus, tous les personnages sont intéressants et riches et révélateurs de la société. Et puis, il y a des héroïnes extraordinaires d'où une belle palette de femmes. Et en tant que femme je ne pouvais rester insensible à cet aspect du roman. Ces personnages sont également en recherche permanente d'un théâtre car ce sont les représentants d'une aristocratie qui s'est retrouvée dépourvue de fonction sociale.
Et il est intéressant de voir comment Laclos qui a été un militaire, inventeur du boulet creux, a transposé dans ce roman les pratiques militaires et guerrières telle la résistance et l'assaut qui sont éminemment théâtrales. Madame de Tournel est comparée à une forteresse apparemment imprenable d'où son intérêt tant pour Valmont que Madame de Merteuil. Cette dernière ne s'y trompe pas et ne peut accepter que Valmont jette son dévolu sur cette femme car elle sait que cette femme représente des valeurs certes surannées mais très fortes et que Valmont n'y sera pas insensible. Elle constitue une rivale qui n'est pas anodine. Et il ne faut pas oublier la langue de Laclos qui est merveilleuse. Il y a tout dans Laclos : la satire, la tragédie mais aussi l'humour. Comment êtes-vous passée à l'étape de la constitution de la troupe ? D'ailleurs s'agit-il réellement d'une troupe ?
Nicole Gros : Non. J'ai une compagnie mais elle est un peu en stand-by. Marine Gandibleu, qui joue Madame de Merteuil que je connaissais, et Thierry Garet, qui joue Valmont, étaient très impliqués dans leurs personnages lors de la lecture et donc je leur ai proposé le rôle. Ensuite, j'ai cherché les autres comédiens avec la plupart desquels je n'avais jamais travaillé.
Mais il n'est pas inexact de parler de troupe car je ne conçois pas le théâtre autrement. Il n'y a plus de troupes aujourd'hui en raison du coût financier car ce n'est pas viable économiquement mais l'esprit doit demeurer. De plus, spécifiquement au Théâtre du Nord-Ouest, on ne vient pas seulement pour jouer sa partition et puis s'en aller. Les comédiens participent à beaucoup de choses au sein du théâtre et cela correspond à ma conception du théâtre. Certes, vous aviez l'intrigue, le texte, et quel texte, mais encore faut-il avoir les comédiens qui puissent l'interpréter.
Nicole Gros : Oui. Le théâtre pour moi repose sur les comédiens. Il faut une très grande disponibilité car nous avons beaucoup travaillé sur ce spectacle, 3 mois de répétitions, d'une manière intense et en profondeur.
3 mois de travail donc pour une programmation au Théâtre du Nord-Ouest étalée sur plusieurs mois ?
Nicole Gros : Oui. Nous avons commencé le 14 février et nous terminerons le 18 juin soit 44 représentations. Et surtout une reprise. Ce qui n'est pas toujours évident. Mais le spectacle a reçu un très bon accueil et nous avons la chance de pouvoir jouer au Théâtre des Cinq Diamants, dans une perspective de vente notamment pour les festivals de l'été 2007, les mercredis, jeudis et vendredis, samedis soir du 2 août au 30 septembre 2006 avec une possibilité de prolongation le cas échéant.
Vous avez conçu une originale et très intéressante mise en scène à 360 degrés dans la petite salle du Théâtre du Nord-Ouest, il est presque d'ailleurs dommage que le spectateur ne puisse pas tourner autour de la scène, avec des espaces différents, au demeurant non matérialisés. Cela se travaille comment ?
Nicole Gros : Je connais bien ce théâtre et j'ai délibérément choisi cette salle, au lieu de la grande salle frontale, pour situer le spectacle dans l'intimité des lieux dans lesquels les situations se passent. Cette salle comportent des sortes de recoins qui permettent une exploitation intéressante et dans lesquels j'ai inséré l'alcôve de Cécile de Volanges ainsi que l'oratoire car "Les liaisons dangereuses" sont une oeuvre rebelle dans laquelle la religion est présente. Cette salle est un lieu unique qui permet une circulation ce qui lui donne une dimension autre. Le spectacle conçu en 18 tableaux imposait aussi d'éviter les noirs et les changements de décor successifs qui cassent le rythme.
Au Théâtre des Cinq Diamants la salle est classique si l'on peut dire ce qui va générer un aménagement de la mise en scène ?
Nicole Gros : Oui légèrement mais la salle permet quand même de ménager quelques recoins.
La distribution sera-t-elle identique ?
Nicole Gros : Oui, tout à fait. D'autant que tous les comédiens sont disponibles et partants pour cette programmation. Ce qui est rare d'avoir une équipe totalement impliquée dans l'aventure pour défendre le spectacle. Il faut reconnaître également que ce roman leur permet d'interpréter des rôles marquants.
Cela se ressent sur scène.
Nicole Gros :Oui. C'est toujours le cas quand les comédiens forment une équipe mobilisée pour défendre le spectacle. Il faut signaler que les comédiens qui jouent au Théâtre du Nord-Ouest où les moyens sont limités sont forcément très impliqués.
Plusieurs films ont été tirés de ce roman. Les avez-vous vus ou revus avant de monter ce projet ?
Nicole Gros : Je connaissais déjà très bien le film de Stephen Frears qui est un chef d'œuvre remarquable. Je l'ai revu avant de commencer à travailler sur mon spectacle. Le risque est bien sûr d'être influencé par un film alors que le cinéma et le théâtre sont différents. La construction est la même mais c'est le seul point commun.
Dès le début du projet, le tableau "Le verrou" de Fragonard, qui a été utilisé pour l'affiche du spectacle, me paraissait représenter totalement "Les liaisons dangereuses". Et j'ai été tout à fait surprise et convaincue du bien-fondé de mon choix en lisant dans l'Avant Scène j'ai lu dans une interview de Stephen Frears qu'il a été inspiré par ce même tableau dont il a conservé la reproduction dans sa poche tout au long du spectacle. Ce qui montre aussi que notre vision était la même.
"Valmont" le film de Milos Forman est pour moi un échec total, ce qu'il a reconnu au demeurant en disant qu'il n'avait pas bien compris la psychologie des personnages. Quant au film de Roger Vadim, il s'agit d'une transposition, certes intéressante, mais très éloignée du texte original notamment parce qu'il n'y a pas plus la langue de Laclos.
Des œuvres comme "Les liaisons dangereuses" sont indéfectiblement liées à une époque même si cela n'empêche pas les gens de se reconnaître dans les personnages. Il m'est donc indispensable d'avoir les costumes de l'époque par exemple qui induisent aussi un certain maintien. J'ai d'ailleurs un costumier merveilleux avec qui je travaille depuis 10 ans et qui adore la confection des costumes du 18 ème siècle. Et il faut garder la langue très travaillée mais limpide de Laclos.
Je suis contente d'avoir pu mener à bien ce spectacle et de son résultat. J'aime cette théâtralité qui n'est pas une théâtralité guindée. Porter un costume n'est pas synonyme d'immobilisme ou d'imagerie. La première qualité d'un spectacle est d'être vivant et la scénographie est moderne. Je ne suis pas très favorable à la réécriture systématique des textes classiques pour les jouer en complet veston. Et il ne faut pas oublier que le théâtre est aussi un spectacle dans lequel il y a une exigence esthétique. Ainsi Patrice Lecadre nous fait de très belles lumières. Maintenant que le spectacle vit, avez-vous déjà d'autres projets ?
Nicole Gros : Non. Je me consacre exclusivement à ce spectacle qui constitue ma priorité absolue car je voudrais vraiment qu'il puisse prendre son envol et aussi que les comédiens puissent être normalement rétribués. Car vous savez qu'au Théâtre du Nord-Ouest on ne gagne pas beaucoup d'argent. D'ailleurs, hormis quelques exceptions, on ne gagne pas d'argent en faisant du théâtre et c'est un luxe. Je ne veux donc pas passer à autre chose car je sais ce qui arrive dans ce cas : l'énergie et le temps sont monopolisés pour le nouveau spectacle.
De plus, le prochain cycle au Nord-Ouest est consacré à Henry de Montherlant qui est un auteur avec qui je n'ai pas beaucoup d‘affinités. Le problème réside dans la diffusion car nous disposons de peu de moyens et que ce spectacle est assez lourd. Cela étant, j'ai déjà eu l'expérience avec de spectacles à 2-3 comédiens et ce n'est pas plus facile. C'est difficile mais il faut garder confiance d'autant que le spectacle a suscité de bonnes réactions et que certaines personnes nous ont déjà aidé. A quoi tient ce phénomène et la frilosité des directeurs de théâtre ?
Nicole Gros : Aujourd'hui, remplir une salle est difficile. Les théâtres privés ont peur. Je comprends bien les difficultés auxquelles sont confrontés les directeurs qui ne peuvent pas se permettre des échecs à répétition. Quant aux théâtres publics, il faut avoir le pied à l'étrier et se confronter à un véritable parcours du combattant pendant plusieurs années pour trouver une production à coups de formalités administratives. Je l'ai fait une ou 2 fois mais vraiment je n'ai pas choisi ce métier pour passer 3 ans de ma vie à chercher des subventions.
L'intérêt du Théâtre du Nord-Ouest est que l'on peut monter un spectacle à moindres frais. Le problème se pose ensuite en aval quand on veut l'exporter. Les portes se ferment brutalement sans même qu'on vous pose la question même du sujet du spectacle. La seule question que l'on pose est : "Avez-vous une production ?". Et cela même les salles qui pratiquent le 50/50 en co-réalisation demandent des sommes importantes pour assurer la publicité du spectacle. Si vous ne disposez pas de ces sommes, ils refusent.
Il y a aussi les salles qui pratiquent le "minimum garanti" sorte de location déguisée. Je l'ai pratiqué 2 fois et jamais plus. Ce n'est pas tant pour le prix de la location que pour le fait qu'on a pour interlocuteur des épiciers qui acceptent tout et n'importe quoi. Il ne peut donc pas y avoir de fidélisation du public dans de telles salles. En revanche, au Théâtre du Nord-Ouest, nous avons un public, certes restreint, mais un public fidélisé d'abonnés parce qu'il y a une politique culturelle pratiquée par ce théâtre qui est de plus un véritable partenaire. Pensez-vous que cette situation s'est dégradée au fil du temps ?
Nicole Gros : Oui, elle se dégrade pour plusieurs raisons. Elle est dégradée depuis longtemps du fait d'absence d'éducation théâtrale. Par ailleurs, elle se dégrade parce qu'en ouvrant par exemple l'officiel du spectacle, et on pourrait s'en féliciter, il y a un nombre énorme de lieux différents dans lesquels le public ne s'aventure pas. Parce qu'il y a un amalgame entre l'amateurisme et le professionnalisme qui n'existe pas dans d'autres arts. En musique ou en danse, la technique nécessaire empêche n'importe qui de s'improviser musicien ou danseur.
Or, dans le théâtre, on s'imagine que n'importe qui peut monter sur une scène. C'est une trahison, même une imposture, n'ayons pas peur des mots. Le public est amené à débourser 15 € pour aller voir des amateurs qui se font plaisir. Ce qui nuit au théâtre et aux comédiens. On voit venir aux auditions, pratique en cours de disparition, des gens qui ont vaguement participé à un atelier de théâtre quelconque mais jamais mis les pieds sur une scène. Je ne suis pas opposée aux ateliers car je trouve que cela fait beaucoup de bien à tout le monde de faire du théâtre. J'en ai même animé pendant très longtemps. Donc il ne faut pas se méprendre sur la teneur de mes propos. Mais de là à faire payer les gens !
Le théâtre pâtit aussi du règne de l'audiovisuel. La télévision ne propose aucune vraie émission sur le théâtre. Elle se contente de faire de la promotion et pour des spectacles qui ne sont pas les meilleurs. Du coup certaines personnes pensent que le théâtre n'est pas fait pour eux. Et puis le manque d'appétit du public le conduit à aller voir des grosses vedettes, ce qui est parfois insuffisant pour garantir du succès du spectacle, ou du café-théâtre. Je comprends que les gens aient envie de divertissement mais si en 1970 le café-théâtre était un registre intéressant aujourd'hui c'est désolant. Et pourtant, il y a un public qui y va par manque de repères.
Et je ne vous parle pas de la situation des comédiens, intermittents du spectacle, qui sont en situation de survie. Ils ne vivent pas du théâtre mais de la synchro, de la pub, de l'animation d'ateliers et souvent d'un travail annexe. Finissons peut être sur une note plus optimiste. Avez-vous eu des coups de cœur
Nicole Gros : Récemment, il y a 2 spectacles de qualité que j'ai beaucoup apprécié. Un spectacle courageux et de qualité "Le grain de sable" qui se jouait au Théâtre du Petit Hébertot un spectacle d'Isabelle Janier. Et puis, "D'amour et d'Offenbach" de Tom Jones mise en scène par Jean-Luc Revol au Théâtre 14. J'étais invitée et j'y suis allée un peu sceptique dès lors que ce spectacle était basé sur "Anatole" une pièce de Schnitzler avec une musique d'Offenbach ce qui me paraissait deux univers certes contemporains mais très différents. Et j'ai été ravie de voir un spectacle très réussi avec 4 comédiens chanteurs remarquables.
Il y a de beaux spectacles, des bijoux sortis de rien qui rencontre la reconnaissance du public. "Une bête sur la lune" d'Irina Brook, une très belle pièce de Richard Kalinoski sur le génocide arménien, a commencé à Londres sans un sou et sans tête d'affiche et 2 ans après obtenu un Molière en jouant au théâtre de l'œuvre. Voir les filles qui jouent "Les muses orphelines" au Théâtre Tristan Bernard est encourageant quand on sait qu'elles ont commencé il y a 3 ans dans un hangar à Avignon. Cela est encourageant.
Cela veut dire aussi qu'il y a des directeurs de théâtre qui font bien leur travail. Il ne faut pas désespérer. Quand on est passionné on a notre petite reconnaissance. Pour ma part, je ne cherche pas le vedettariat. D'ailleurs quand on fait du théâtre on ne cherche pas le vedettariat. On cherche à exercer son métier en jouant et en montant de belles œuvres qui rencontre un public. Parce qu'il n'y a pas de théâtre sans public, c'est évident.
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