Quelques heures plus tôt, en songeant au concert à venir, me demandant qui en assurerait la première partie, je me souviens très clairement m'être dit, comme je dois me dire souvent, ces jours de concerts aux premières parties inconnues, que ces prestations préliminaires ne m'avaient pas souvent enchanté – jamais de bonne surprise, trop rarement, en tout cas ; rien d'impérissable, de bonnes introductions, à la rigueur, des chauffeurs de salles méritants, besogneux et parfois même prometteurs ; mais rien de véritablement marquant non plus.
Lorsque j'ai vu monter sur scène un jeune homme brun et sombre, sorte de demi sosie de Nick Cave, portant t-shirt large et informe, avec une élégance faite de cette fausse nonchalance que seuls maîtrisent réellement les roadies les plus aguerris, j'ai même cru qu'il s'agissait d'un technicien de plus, venu faire le dernier branchement avant ce début de concert qui, dans un Poste à Galène plein à craquer, commençait à se faire attendre.
Visiblement ému, visage tendu, vaguement tremblotant, c'était pourtant bien Cabwaylingo qui venait de monter sur scène. Un mot de bienvenue, un regard aux techniciens, les vrais, derrière leur console, la musique d'ambiance s'arrête. Seul à la guitare, Cabwaylingo se lance dans la difficile tâche de défendre en solitaire une sensibilité rock romantique tendance jeff buckleyenne – et s'en sort divinement bien.
L'homme a une voix, douce, puissante, sincère, qui porte à merveille, avec beaucoup d'expressivité, des compositions anglophonées douces-amères, pleines d'une jolie souffrance retenue, de démons domestiques, de la plus pure peine infinie, bref, de chagrins d'amours et de larmes joyeuses – dans la plus pure tradition d'un rock venu du blues qui sait parler de ses malheurs sans s'apitoyer sur soi ; sans confondre, donc, sensibilité et sensiblerie. Il s'en sort si bien, à vrai dire, qu'avant même la fin du premier titre je me dis que dans pas si longtemps c'est lui que je viendrais voir en concert.
Autour de moi, sur les visages, dans les regards des spectateurs, dans les petites phrases qu'ils s'échangent, je trouve de quoi me confirmer dans l'impression d'assister à la naissance d'un grand – je pense à Buckley fils, encore, du temps où il lui restait à se faire un prénom. Mais Cabwaylingo ne sera pas facile à suivre : pas de disque à vendre, pas de site, pas de matériel de promo, rien. Cabwaylingo, c'est juste un guitariste, des chansons, à peine un groupe, d'ailleurs, tant il a expédié les présentations rapidement, articulant à peine son nom, simple formalité.
L'essentiel n'est pas là. A chaque titre les applaudissements, les bravos se font plus forts, les bavardages d'avant concert se taisent un peu plus, le chanteur se détend, ses interprétations se libèrent et s'il chancelle encore sur scène ce n'est pas par timidité, mais saisi par quelque vertige intérieur, tout entier prostré sur la force de ses émotions, concentré, tendu, pour nous les faire goûter.
Cabwaylingo triomphe ce soir, en toute modestie, réussissant à partager l'intimité de son rock avec un public d'amateurs de musique aussi blasés que moi, ayant de longue date désespéré des premières parties - bien à tort, il faut le reconnaître. CQFD.
Après un court set de 5 ou 6 chansons à peine, Cabwaylingo sort. Changement de scène rapide - juste le temps de se dire que l'on aurait aimer quelques chansons de plus. Entrent les Jack The Ripper, à la file, sept gaillards, allures simples, élégance quelque peu surannée qui rappelle déjà les Bad Seeds auxquels on les compare si souvent, dandys sombres, avec un zeste de décadence pour égayer leur austérité.
N'ayant découvert le groupe qu'avec le troisième album, Ladies First (Village Vert, octobre 2005), je n'avais pas encore eu l'occasion de les voir sur scène.Et les quelques photos que j'avais pu trouver étaient loin de rendre toute la fièvre du regard du chanteur, son extrême agitation, sa très grande angoisse. Cet homme-là réussit le tour de force de n'être pas moins noir que ses chansons - condition nécessaire pour qu'elles lui aillent comme un gant - le gant de l'étrangleur, de l'éventreur, de l'assassin.
Rapidement, sans se perdre dans de bavards intermèdes, les titres s'enchaînent, Jack the Ripper monte sur scène son cabaret rock grinçant, avec autant de talent que sur ses excellents albums, la chaleur et la sueur en plus. Avec une complicité agréable à voir, les musiciens organisent autour du chanteur un ballet tranquille, passant d'un instrument à l'autre, sortant et rentrant de scène, se tenant sur les côtés – et lui, en véritable maître de cérémonie, les yeux rapaces, les mains tantôt crochues tantôt caressantes, passe d'un rôle à l'autre, change de voix, fume, se penche hors de scène, s'allonge dans les bras du premier rang du public, s'égare, visiblement, dans les méandres de ses histoires, perd pied comme on perd son sang froid, se jette au sol, se relève, crie, esquisse quelques pas de danse, prend la guitare sur "Son of…", fait tournoyer son micro, captive, en tout cas, l'auditoire, conteur et acteur, cascadeur trébuchant dans sa propre noirceur.
A voir l'énergie déployée sur scène, cette absence de toute concession dans l'interprétation, le refus de toute économie, on comprend que le groupe ait été forcé d'interrompre sa tournée en mars dernier pour prendre un peu de repos.
Quant aux morceaux eux-mêmes, si le dernier album est majoritairement représenté, The book of lies (Village Vert, septembre 2001) et I'm coming (Village Vert, mars 2003), les deux opus précédents, ne sont pas délaissés, loin de là.
On mentionnera notamment une version rageuse de "Party Dowtown" et une interprétation particulièrement inspirée de "The assassin", le chanteur se jetant soudainement sur une femme, la femme, certainement, égarée dans le public, au fond de la salle, l'assistance saisie, hébété, effrayée, ne pouvant alors qu'assister, médusée, au meurtre.
Et si le groupe ne reprend plus le "Mercy seat" de Nick Cave, qui m'aurait pourtant fait trembler, il nous a tout de même gratifié du plus sage mais néanmoins tout aussi jubilatoire "First we take Manhattan" de Leonard Cohen, dans une orchestration plutôt rock et remontée. Quand le concert finit par s'achever, tout le monde est épuisé, tant la prestation fut intense. La salle se vide assez rapidement - chercher dans la rue un peu d'air frais, un peu d'air, tout simplement, aérer la carcasse épuisée. Le groupe est là, détendu, heureux, léger. Il est minuit, étrangement. Je n'aurais pas su le dire. Une bonne heure pour quitter Jack the Ripper. |