Absinthe (Provisoire) se sabote, d’aucun diraient. Le jeune groupe montpellierain aurait-il un penchant avéré pour l’auto-destruction ? C’est loin d’être impossible, si l’on en croit les fragments épars de biographie que veut bien nous céder son site internet, lui-même très récemment réssuscité d’entre les morts pour venir nous annoncer la préparation d’un second album. L’heure, en somme, de réécouter le premier opus (Self titled, Hydrophonics 2003) et de se poser la question : Absinthe (Provisoire) peut-il être autre chose qu’un groupe éphémère, incapable de survivre à ses propres pulsions de destruction, qui sont peut-être bien celles qui l’ont initialement porté ?
Il faut reconnaître qu’il y a quelque chose de troublant à ouvrir un album par le morceau le plus long (et de loin : 24 minutes contre les 12 de "French chocolate" ; plus d’un tiers du disque à lui seul), surtout quand ce morceau est aussi aventureux que ce "Jean & Xavière", qui ne cesse de commencer, de recommencer, de s’interrompre avant même d’être en plein vol, de bégayer, d’aller voir ailleurs, d’exaspérer par sa lenteur, de se répéter, errer, s’égarer. Le genre de titre qui, placé en fin d’album aurait pu faire dire aux médisants qu’il n’était qu’un collage des morceaux que le groupe avait finalement renoncé à utiliser ("à raison" ajouteraient les plus féroces), sorte d’équivalent post-rock de l’infâme "Pastichio Medley" que les Smashing Pumpkins osèrent insérer à la fin du Zero EP. De quoi, bref, repousser l’auditeur.
Mais il y a ici quelque chose de la revendication, cette étonnante première place en atteste. Absinthe (Provisoire) ne fera pas de compromis, ni de prisonniers. La démarche se veut, s’annonce, radicale. Au-delà du beau, au-delà de l’émouvant. Simplement de la musique, pourtant, et si elle se fait brouillon, parfois, c’est qu’y domine un sentiment bien précis : la rage. Non pas cette colère blanche qui fait revendiquer certains, non pas la haine absurde des "méchants" ; plutôt cette rage quelque peu rock’n roll qui fait que l’on n’a que faire d’être propre s’il faut retarder jamais ce cri qui nous étrangle. Il est des choses que l’on ne peut bien dire - et c’est de celles-là que veut nous entretenir Absinthe (Provisoire).
"Jean & Xavière" n’est pas un morceau, sonne comme une répétition-exploration, un boeuf créatif un lendemain de cuite. "Jean & Xavière", au titre dérisoire, inspiré d’un couple de politiques parisiens médiatiquement chahuté à l’époque de l’enregistrement du disque, n’est pas un morceau. C’est un hymne, un manifeste, qui donne, de façon exemplaire si ce n’est caricaturale, le ton de tout l’album et permet d’écarter explicitement une idée saugrenue : ce groupe n’est pas un groupe fin. S’ils ne manquent pas d’intelligence, s’ils sont même assez habilement négociés malgré leurs détours du côté du vacarme, s’ils savent prendre leur temps lorsque cela est nécessaire pour n’exploser que mieux, les morceaux de ce premier album ne brillent pas par la complexité de leur structure ou la sophistication délicate de leurs arrangements. Le son lui-même est brut, sans raffinements inutiles et l’inspiration est plus évidemment à chercher du côté des premiers Mogwai que de Godspeed you ! black emperor : ici les accords résonnent aussi grassement que généreusement dans un indistinction saturée, pour venir étrangler les notes cristallines émiettées par-dessus une batterie qui aurait retenu les leçons de Come on die young. Quand accélération rime ainsi avec explosion et destruction, on ne peut que trembler pour les pauvres instruments mis à mal.
Le ton ainsi donné, le groupe explore au gré de ses compositions diverses atmosphères, donne à sa violence des directions variées. Du crescendo expéditif et oppressant d’"Ennio" aux langueurs sonic-youthiennes de "French chocolate" en passant par l’assourdissant "Do majeur en si majeur" ou l’hypnose dramatique de l’Internalité du sujet, qui laisse à entendre une voix assez matte et lointaine pour qu’aucune chaleur ne s’en dégage et ne risque de nous distraire de notre écoute, le groupe sait se diversifier tout en conservant ses sonorités propres, en exprimant toujours une même face obscure, qui ne s’éclaircit guère que pour mieux ressombrer, aussi noirement romantique que bellement pathétique.
Peut-être Absinthe (Provisoire), dans le paysage de ce qu’il convient d’appeler post-rock, ne brille-t-il pas par son originalité ou sa virtuosité. Mais il sonne toujours bien, toujours juste. C’est qu’Absinthe (Provisoire) ne fait pas du rock, mais est un authentique groupe de rock, ou de post-rock, peu importe. Ses membres ne jouent pas aux punks, ou post-punks, peu importe, n’endossent pas le costume d’une révolte taillée pour d’autres, plus désabusés qu’eux ; ils portent avec autant de fierté que de naturel un costume taillé sur mesure qui leur va à ravir - pour notre plus grand ravissement.
Aussi la question de l’avenir du groupe ne peut-elle être réellement posée. Un tel groupe, qui par son nom même refuse toute idée de permanence, n’a que faire d’un avenir, tout comme il peut se désintéresser du passé. L’honnêteté radicale dont déborde de part en part ce disque que l’on n’a pas même pris la peine de titrer interdit tout projet, toute prospective quant à ce que pourrait valoir un nouvel opus, quant à la pertinence d’une prolongation de ce qu’il faudra bien finir par considérer comme une expérience, voire une expérience-limite ; tant d’authenticité commande uniquement d’y plonger les yeux ou de tourner les talons. Absinthe (Provisoire) n’a que faire de se saboter, car Absinthe (Provisoire) n’a que faire d’Absinthe (Provisoire). Seule compte la rage, qu’il fut urgent d’étaler durant 64 minutes et 33 secondes en août 2002, à Chicago. C’est cela, et rien d’autre, qu’il nous est donné d’écouter. Le reste n’est que provisoire.