Jeffrey
Lewis est un paradoxe. Ce qui séduit chez lui au premier abord,
c’est une fraîcheur et une spontanéité qui décoiffent.
On n’avait jamais vu depuis Jonathan Richman quelqu’un d’aussi
culotté : là où Jojo pose sa guitare pour pouvoir danser,
chanter sans micro ou improviser une version française ou espagnole de
ses chansons, Jeffrey Lewis chante plusieurs titres a-capella en montrant au
public son carnet de croquis où ses dessins illustrent sa chanson : c’est
ce qu’il appelle ses "low budget video" ….
Et puis, en creusant un peu sous cette nouveauté, on découvre
un type nourri de toute une tradition musicale qui ne nous rajeunit pas. Plus
j’écoute ses deux disques, et en particulier It’s
The One Who’ve Cracked That The Light Shines Through, plus
les noms des tas de vieux fantômes amércains se bousculent au portillon
: Leonard Cohen bien sur, Fred Niehl, Phil Ochs ou
Richard et Mimi Fariña, tous ces vieux songwriters du début
des années 60.
Le talking blues de "The last time I did acid" , c’est
Dylan, qui l’avait lui même appris de Woody Guthrie.
Dylan encore, sa façon de déraper du folk "classique"
pour exploser dans des up-tempo frénétiques et distordus ("Texas"
, "Kill the Ghoul" , "No LSD tonight"
), tout comme Dylan réveillait les folkeux à Newport en 65 avec
les iconoclastes Bloomfield et Kooper. Et puis, incontournable
pour tout musicien new yorkais qui se respecte, le Velvet (Jeff est
bien le seul à oser reprendre "Murder Mistery" pour
illustrer son bad trip d’acid).
Américains ? Pas seulement… sur "3/4 Moon",
c’est l’Anglais Nick Drake qui apparaît (et ils ne
sont pas nombreux à pouvoir conjurer cet esprit-là) et le vieux
Kevin Coyne et son folk déjanté joue lui aussi dans la
même cour. Sans oublier Robert Wyatt ("The Sea Song"
)…
Qu’est-ce qu’ils avaient tous ces songwriters pour que, 40 ans après,
on les cherche encore ? Une guitare cabossée, trois accords ? Une voix
? Des textes ! Lewis ne fait pas dans le protest song mais ses textes sont la
plus belle chose qui soit arrivée depuis "Waiting for the man"
.
L’innocence réinventée, voilà la formule… Il
les connaît surement par cœur tous ces ancêtres mais il écrit
comme au premier jour, sans se démonter, sans se laisser impressionner.
Comme Woody Guthrie dans ses wagons de marchandise ou Dylan marchant dans la
neige à New York sur la pochette de "Blowin’ in the wind"
.
Encore un grand mot : Jeff Lewis est authentique. Ecoutez-le raconter comment
il organise ses tournées : "Quand je veux faire une tournée,
j’envoie à l’avance des e-mails aux salles ou aux promoteurs
ou à quiconque pourrait m’aider à jouer là où
je le voudrais. A mon niveau, je prends ce qu’on me donne, je ne demande
pas vraiment un cachet précis. Je dors chez des amis. Je survis en vendant
mes disques ou mes BD après le concert. Je réduis tout au minimum.On
partage le bénéfice entre les musiciens, l’éventuel
chauffeur et l’essence. C’est une façon de tourner assez
'punk' ".
On comprend mieux après ca la chanson "Don’t let the record
label take you out to lunch" … Jeff Lewis est une sorte de saint…
Même dans nos rêves les plus fous, on n’aurait pas osé.
Figurez-vous qu’en plus il est sympa, accessible… Hors de scène,
il a l’air d’un ado très sage et mal dans sa peau. Pourtant,
ce type-là ne fait pas de concessions. Jeff Lewis ne joue pas le jeu
du showbizz et j’aimerais bien savoir ce que le show-bizz compte faire
de lui. Un type doué comme ca, qui ne veut pas se faire inviter au resto
par le label, ça fait désordre… Rough Trade est quand même
arrivé à le signer. Jeff lui même n’a aucune idée
de ce qu’il fera dans quelques années… Ce type qui vient
de sortir un excellent cd ose dire que la musique est un moyen pour lui de se
faire connaître comme dessinateur !
Il arrive parfois qu’on rencontre un vieillard qui vous dit avoir vu
les Beatles à l’Olympia en 1964, avoir bu du vin blanc
avec Hendrix quelques semaines avant sa mort ou vendu des yaourts à
l’ile de Whight pendant le concert des Doors et on reste toujours
baba de cette petite fenêtre ouverte sur l’Histoire. Dans 20 ans,
les ados ouvriront des grands yeux quand vous leur direz : "Jeff Lewis
? Je l’ai vu en 2003 à Paris ; on était à peine 50
dans la salle…". |