Arrivée
dans les bacs cette semaine du très attendu successeur de 13.
Depuis lors (1999) l'actualité du groupe avait connu bien des péripéties
:
- la sortie d'une compilation revenant sur leur discographie plutôt
bien accueillie,
- le succès considérable du projet du chanteur Damon
Albarn au sein de Gorillaz,
- la poursuite de l'aventure solitaire du guitariste Graham Coxon
autour de quatre disques toujours bien inspirés (voire sous influence),
- quelques singles pour patienter : Music is my Radar, Don't bomb when you're
the bomb sous white label,
- une opposition marquée à la guerre dans les médias
britanniques,
- et l'explosion de la formation : aïe ça fait désordre.
Nombreux sont les groupes dans la petite histoire de la pop music à
avoir souffert de ces séparations dans la douleur et ayant pourtant su
imposer une oeuvre convaincante (à différents degrés Velvet
Underground, Beach Boys, Pink Floyd, Massive Attack, dEUS, etc...), la
belle affaire donc me direz vous, un petit changement de casting rien du plus.
Peut être que les choses seraient plus simples si les groupes de musique
se résumaient à l'accumulation arithmétique d'individualités
avec leurs sensibilités et leurs talents, mais bien heureusement la lecture
personnelle qu'on peut faire de l'ébullition qui active nos platines
depuis pas mal de temps nous a persuadé du contraire.
Revenons ainsi un peu sur le cas Blur, groupe qui a subi un
succès rapide et qui - contrairement aux comètes fugaces qui sortent
régulièrement des pages du NME - n'a pourtant cessé de
surprendre en construisant une oeuvre singulière et attachante depuis
une décénnie. A la base de cette réussite critique (je
parle des amateurs éclairés aussi bien que de la presse), une
dynamique qui a su faire bondir le groupe toujours de l'avant : à ses
débuts d'obédiance pop-crypto-psychédélique en réaction
ambitieuse aussi bien au mouvement grunge américain qu'au mouvement shoegazing
briton, ils ont construit une discographie impressionnante et surtout passionnante
qui a, en l'espace de cinq bonds, participé à la création
et à la maturation de ce qu'on a appelé la brit-pop pour s'en
détacher avant le chant du cygne du mouvement et voler de leurs propres
ailes vers d'autres territoires, ils ont ainsi créé une oeuvre
riche d'une poignée de disques à la fois attachants et ambitieux,
jouissifs et viscérals, populaires et marginaux.
Blur fut ainsi avant tout ce cavalier schizophrène parti d'un si bon
pas. Schizophrène car la dynamique même du groupe vient bien de
cette dualité fondamentale et paradoxale au sein du groupe. On pourrait
schématiser grossièrement en associant au chanteur charismatique
Damon Albarn ce goût pointu pour la bonne mélodie britannique (Small
Faces, Kinks, Specials etc...) et la caution "indépendante"
à Graham Coxon (le guitariste démissionnaire du groupe pour ceux
qui s'intéressent plus à la musique qu'aux noms de ses interprètes
et qui font bien d'ailleurs). Ce fut sans doute surtout un jeu permanent de
séduction, de compromis et de frustration qui a réussi à
canaliser les pulsions de la formidable machine bicéphale. Cette tension
était ainsi la clé de l'alchimie qui permettait la production
de disques passionnels, étonnants et étourdissants, ce désequilibre
entre deux personnalités tourmentées qui permet l'exploration
d'un espace original et qui ne trouve sa survie que dans la fuite en avant.
Si de nombreux groupes partagent ce souci affirmé de défricher
des terrains inexplorés (Radiohead pour citer le plus connu),
la particularité de Blur a résidé dans cette bizarrerie
humaine qui a permis, malgré les garde fous du marketing d'EMI, la coexistence
dans la douleur de deux pôles qui s'opposent et qui se complètent,
s'estiment et s'éceurent; cette tension contre-nature atteignant son
paroxysme dans l'accouchement de 13, monstre fabuleux et riche auquel le groupe
ne survécut pas.
Le lecteur peut s'étonner de voir ainsi débuter une chronique
qui est censée s'intéresser au disque paru ces jours-ci, cette
introduction limine ce qu'elle peut afin d'alimenter une décryptage du
disque, non pas qu'une telle lecture à code soit nécessaire à
l'écoute du dit disque, mais bien qu'elle permette de replacer le disque
au sein de l'oeuvre en mouvement du groupe et non comme un objet neutre.
En effet je serais sincèrement bien incapable d'écouter et d'entendre
la voix de Damon Albarn (dans un contexte blur-esque) sans être victime
de l'héritage du groupe et je pense que c'est le cas d'à peu près
tout le monde à des degrés divers. J'en profite pour dissiper
un malentendu que pourrait susciter une interprétation éventuelle
de l'affirmation personnelle précédente. Non pas que les disques
parus soient une cage dans laquelle le groupe s'enferme et qui le limite, mais
ils génerent malgré eux pour l'auditeur un véritable espace
des possibles en négatif, source du risque pour ce dernier d'être
déçu par rapport à l'ambition qu'il place dans le groupe
et son oeuvre.
Ainsi s'il est difficile de faire abstraction pour un disque de ses auteurs,
ce n'est pas d'abord par nécéssité de replacer l'oeuvre
dans un environnemment historique ou culturel, mais bien dans l'accaparation
de l'oeuvre de manière personnelle par l'auditeur et de l'enthousiasme
qu'il prête à cette appropriation. A partir de là, il devient
difficile de faire sincèrement la part entre la bonne foi et la projection
qui se fait de notre attente en négatif, mais la satisfaction qu'on peut
déjà en tirer vient de la part active que prend l'auditeur dans
sa relation avec le disque et qui rend cette dernière authentique.
Au final même si l'argument peut paraître flou ou contestable,
on ne peut pas faire l'économie d'une brève introspection personnelle
afin de faire le tri dans l'orientention de la lecture qui peut être faite
du disque en question (et qui ne va pas tarder ne vous inquiétez pas).
Le tout n'est pas tant d'être d'accord que de bien se comprendre. A la
limite je me construis un alibi pour expliquer les trois paragraphes nécessaires
avant de procéder au procès critique du disque en question, il
est vrai qu'il serait plus simple de pondre une chronique avec deux phrases
et de mettre une note sur 10 mais vous avez certainement passé l'âge
de lire Magic! ou le NME. Quoiqu'il en soit ce disque ne sort pas de nulle part
et il est bon de le rappeler.
Ainsi pour recentrer notre attention sur le but de cette chronique, ce qui
(me) choque le plus dans cet album c'est le sentiment profond de manque. Même
si j'ai en toute franchise dû mal à déterminer réellement
les raisons de ce manque en cernant au plus près cette absence, il ne
serait pas étonnant, si vous avez lu ce qui précédait,
que vous ayez noté une réponse qui vient assez naturellement (esprits
vifs que vous êtes). Avant d'insister plus lourdement encore sur ce point
je me permets de prendre un chemin de traverse en déplorant une production
et une section rythmique relativement pauvre en faire valoir et surtout homogène
qui empeche le train de dérailler - les rails étant en effet par
substance l'effet d'entrainer un voyage aux cahots réguliers monotones
même s'ils n'empêchent pas d'observer le paysage défiler,
une utilisation déviée étant intrinsequement la sortie
des dits rails qui font toujours des histoires plus palpitantes en western comme
en pop-music… comment ça elles sont pourries mes métaphores!
Ce qui choque sans doute c'est cette cohérence, avouée être
recherchée, c'est cette impression d'unité qui nie l'ambiguité
fondamentale du groupe, source, je pense, de notre intérêt prolongé
une fois la fraicheur des premières compositions passée. La construction
en devient lisible prévisible et sans doute un peu ennuyeuse. En effet
les titres jouissifs qu'on retrouve dans toute la discographie du groupe (de
"Popscene" à "Trimm Trabb" en passant
par "Song 2", "Could be You" ou "There's
no other way") font ici cruellement defaut : ainsi "Crazy
Beat" a tout pour décoller mais est complètement étouffé,
d'une part, par la production de Norman Cook (Fat Boy Slim)
et surtout par l'absence du coté noir et malsain que la guitare de Coxon
avait pu instiller dans "Swamp Song". Le titre peine ainsi
à sortir de la paternité directe de BLUREMI, alors que tout est
là (l'interprétation en live m'en a convaincu) pour nous prendre
aux tripes si le catalyseur ne faisait pas défaut.
Là encore pas d'erreur le groupe ne revient pas en arrière par
l'absence de son guitariste, ce serait être extremement injuste envers
l'ambition du groupe qui reste ce qu'elle a toujours été, mais
le pas en avant se fait claudiquant. Comme si Albarn poursuivait sa route seul
comme un pantin désarticulé en roue libre, le contre pouvoir de
son alter-ego étant absent pour canaliser ses penchants, pour assurer
une dynamique et une tension.
Il serait néanmoins injuste de se faire prier devant certains titres
de cet album qui montre le savoir faire réjouissant et le talent certain
des trois membres restants. Damon Albarn n'a ainsi jamais été
aussi libre dans son chant et c'est un des grands plaisirs de l'album. Par ailleurs
la scission du groupe ne signifie à mon sens nullement la fin du groupe
et cela reste intimement un disque de Blur, certes un peu en demi-teinte et
bancal donc frustrant, et qui mérite à ce titre au moins notre
attention bienveillante.
On retiendra ainsi "Caravan" magnifique ballade lo-fi ennivrante
et forte, un des plus beaux titres du groupe qui rappelle les géniales
B-sides en marge de l'album éponyme de 97. Mention spéciale pour
le brulant et glacial "Battery in your leg" seule contribution
de Graham Coxon au groupe sur l'album et qui s'il préfigure ce qui aurait
pû être vers quoi ce serait dirigé l'album (spéculation
assez oiseuse je l'admets) est extrêmement frustrant tant ce titre est
d'une proximité incroyable, une mélancolie à vif jamais
vu chez eux - à coté "No distance left to run"
sonne comme du Boo Radleys - et qui accessoirement derrière
les couches de piano et de guitare évanescentes ne ferme pas la porte
à une éventuelle, mais honnêtement peu propable, reformation
du groupe ("You can be with me/If you want to be", titre dédié
à Graham Coxon lors de leur dernier concert privé parisien).
On note aussi un excellent premier single pour cette fois (le choix des singles
du précédent album ayant été, on s'en rappelle,
assez malheureux au regard de la qualité générale de l'album)
"Out of Time", concept-single brillant sur fond d'interventions
en Irak et entêtant à souhait, comme l'est aussi le sympathique
"On the way to the club". "Jets" est lui
aussi remarquable dans un tout autre registre et trouve dignement sa place dans
la lignée des instrumentaux anti-commerciaux ludiques comme "Intermission"
ou "Black Book" en perdant en psychédélisme
forcené pour gagner en intimité free-jazzy.
On évitera aussi de passer à coté de la tuerie innatendue
et régressive de "We've got a file on you" : une bombe
de une minute qui voit télescoper un punk sale occidental batardisé
par le phrasé cockney de Damon et un toucher là encore orientalisant,
la faiblesse des riffs de guitare étant joyeusement compensée
par ceux de basse endiablés et une vitalité réjouissante
(surtout chez des trentenaires).
Si certains titres sont assez décevants sur disque - je reste en effet
très sceptique face à des titres comme le cantique new-age "Brothers
and Sisters", le melo-cheap Sweet Song ou l'assez vulgaire power-pop
de "Gene by Gene" - ils prennent une toute autre ampleur
en live notamment "Ambulance" qui prend une coloration à
la Battle ou "Morrocan peoples revolutionary bowls club"
poppy et chaud et plus encore "Crazy beat" qui échappe
alors à tout contrôle, un moment de jouissance rare chez les groupes
ambitieux tentés d'intellectualiser leur musique.
Ceux qui feront le déplacement au Bataclan ce dix neuf mai ne devraient
ainsi pas regretter ces nouveaux titres, en plus des morceaux plus anciens que
Damon et ses amis (restants) ne réchignent pas à jouer, bien au
contraire. C'est en effet en concert que le groupe sort de ses derniers retranchements
et montre tout la vie et force dont regorge leur répertoire. Enfin le
titre caché (revenir en arrière de six minutes au tout début
du disque) "Me White Noise" est vraiment réussi dans
un registre inattendu proto-Coil-esque et anti-french-touch avec le retour de
la participation de Phil Daniels au chant, un titre assez jouissif,
malsain et à contre pied qui mériterait sa place dans l'album
qui y perdrait ainsi un peu en cohérence pour y gagner en rythme et en
contraste (pour insiter une dernière fois sur le principal grief personnel
fait au disque).
Au final : du bonheur et de la frustration... du Blur sans toute la magie. |