Avec "Mon Ennemi, Mon Frère, Mon Bourreau, Mon Amour", le Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris organise la première grande exposition monographique en Europe consacrée à l’artiste plasticienne afro-américaine Kara Walker.
Chacun de ses travaux a souvent déclenché la polémique, notamment aux Etats Unis et parmi la population noire, et plus précisément - et étonnement - parmi ses pairs par rapport à l'acception de la négritude.
Cette exposition, quasi rétrospective, permet à chacun de forger son propre sentiment, non seulement par rapport à la thématique essentielle de l'esclavage mais également à sa déclinaison actuelle, sa survivance protéiforme, au regard de la ségrégation raciale et du racisme au sens générique du terme, et, plus globalement, par rapport à la relation de pouvoir.
Kara Walker s'inscrit une démarche artistique contemporaine, la quête identitaire par la dynamique de la réflexion, ici, bien évidemment, cathartique, autour de la question de l'esclavage à partir de sa pratique dans le sud des Etats Unis.
Si elle pratique le pastel, la gouache et le film d'animation, la silhouette découpée constitue sa marque de fabrique.
Le choix, judicieux autant qu'atypique, de ce support concourt à la récurrence et à la pertinence du propos par l'utilisation d'un médium constituant un jeu de la bonne société au 18ème siècle, âge d'or de l'esclavage, et qui correspond aussi aux silhouettes qui représentaient les esclaves sur les documents comptables.
Ainsi que la dualité positif/négatif des couleurs blanche et noire, l'emploi de ciseaux, à la symbolique sexuelle ambivalente, qui participent de l'exorcisme et de la révélation perpétrés par l’artiste et la représentation archétypale à partir d'éléments stéréotypés intégrés dans l'inconscient collectif des deux communautés noires et blanches.
Petits contes de la haine ordinaire...
Tout tourne autour du corps, l'enjeu du pouvoir, le corps réifié pour le maître, et, symétriquement, le seul moyen de résistance de l'esclave, et le lieu de toutes les pulsions primitives.
Kara Walker revisite l'histoire passée au prisme de la perversité et de la cruauté et tisse des contes cruels et pervers, sadiques au sens sadien du terme, pour grandes personnes.
Elle traite, à sa manière, l'ambiguïté de la relation de domination, relation à la déclinaison protéiforme selon le degré de conscience et d'acceptation de celle-ci.
Mais aussi son degré de visibilité entre le général et le particulier, le social et l'intime et la binarité de la relation à l'autre, quel qu'il soit en termes de race ou de sexe, qui n'est que le reflet de l'ambivalence de l'âme humaine qui balance toujours, selon la fameuse conception judéo-chrétienne, entre le noir et le blanc, le bien et le mal, ou, selon une vision plus psychanalytique, entre la pureté et la perversion.
A partir de la relecture des standards de la littérature populaire américaine, elle crée de grandes fresques murales dans lesquelles s'interpénètrent des histoires réelles ou fantasmées, passées ou présentes ("Gone, an Historical Romance", "The End of Uncle Tom", "Excavated from the Black Heart of a Negress", "Slavery ! Slavery").
Chaque silhouette stéréotypée est chargée de symboles multiples et de résonances intemporelles et universelles.
... et films noirs
Aux critiques, elle répond vertement avec dessins et collages toujours largement assortis de commentaires ("Do You Like Creme in Your Coffee and Chocolate in Your Milk ?") avant de procéder à l'animation des silhouettes à la manière, là encore, de Lotte Reininger, en utilisant la technique du diorama en deux dimensions.
"Mes silhouettes ressemblent à des personnages de dessin animé, c’est une ombre, un bout de papier. Ca fait référence à votre ombre, à votre pureté, c’est votre miroir".
A la différence de ses découpages, les silhouettes sur fond coloré de "Testimony", "Possible Beginnings", "The angry surface of some grey and threating sea" sont nettement plus abstraites et sommaires.
Mais la force du propos demeure.
La présence ostensible de la manipulatrice, en l'occurrence Kara Walker elle-même, marque un cap dans son travail par cette intervention positive et démiurgique où elle met en scène et articule son propre théâtre des fantômes et des fantasmes.
Que l'on évoque son esthétique de la beauté ou sa caricature du primitivisme moderne, que le visiteur se rassure. Kara Walker précise : "Et puis vous savez, il ne faut pas prendre cela au premier degré, ce qui dérange au fond le plus dans mon travail c’est l’humour."
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