Dans la mythologie gréco-latine, Dionysos, aussi appelé
Bacchus par les romains, est le dieu du vin : il appartient, tout comme Déméter,
aux divinités suprêmes de la terre. C'est lui qui enseigne aux
hommes l'art de cultiver la vigne et d'en tirer le doux liquide aux reflets
pourpres qui provoque la cirrhose.
Plus près de nous cependant, Dionysos est aussi le nom d'un groupe très
sympathique qui nous vient de Valence. Si l'on ne présente plus le Dionysos
nouveau, alors que l'ancien ne cesse de se faire oublier, c'est parce que les
cinq trublions du rock français ont finalement réussi à
obtenir la reconnaissance du grand public : après deux albums auto-produits
et plutôt confidentiels, "Happening Songs" et "The
Sun is Blue like the Eggs in Winter", ils ont sorti "Haïku",
enregistré au Brilliant Studio à San Fransisco. Résultat
: personne n'a pu échapper à leur single "Coccinelle",
et les voilà qui posent en couverture des Inrocks pour la sortie de leur
nouvel album, Western sous la Neige, pendant que "Song
for Jedi" nous refait le coup de la coccinelle, justement.
D'où l'inévitable question : après une telle publicité,
est-il encore bien raisonnable de vouer un culte à Dionysos ? Votre serviteur
est allé les observer à l'Olympia pour se faire une idée
de la réponse.
Mais avant d'écouter Dionysos, il nous faut d'abord entendre Cyrz,
qui assure la première partie : l'animal s'appelle Cyril
au civil, il vient de Valence lui aussi, et c'est un ami d'enfance de Mathias,
le chanteur sur-vitaminé de Dionysos. Le jeune homme s'installe avec
sa guitare, sur une chaise près du bord de la scène. Face à
lui, un pupitre sur lequel il dépose des feuilles. On devine qu'il s'agit
des paroles de ses chansons, puisqu'il les égrènera au fur et
à mesure de son set.
Il enchaîne alors, pendant une grosse demi-heure, des compositions personnelles
et simples, aux paroles douces-amères écrites en français,
accompagnant parfois ses accords de guitare de quelques phrases d'harmonica.
Le problème est que ses textes sont un peu faibles : toujours à
la limite du ridicule sans cependant y tomber totalement, ses rimes évidentes
et ses jeux de mots téléphonés restent tout de même
embarrassants. Heureusement, il les délivre avec détachement et
ironie, et, prenant confiance, finit par se décontracter et par plaisanter
avec le public.
Il se moque un peu de lui-même ; il nous amuse avec le fil rouge, cette
chanson qu'il décline trois fois sur les mêmes accords mais avec
trois textes différents, qui commencent tous par " avant tout j'écris
des chansons pour … ". Pour son dernier morceau justement, il chante
: " avant tout j'écris des chansons pour vous ". On sourit,
on applaudit et on bat la mesure en cadence, parce qu'au fond il nous a mis
dans sa poche. Et lorsqu'il quitte la scène, on se rend compte qu'on
n'a finalement pas passé un si mauvais moment … même si on
n'ira pas acheter son album.
Après quelques minutes d'attente, et le discours d'un membre de Solidarité
Sida qui nous propose d'organiser un charnier humain médiatisé,
un écran descend devant la scène pour nous présenter un
film d'introduction en noir et blanc. Amusé, je lorgne vers la cage métallique,
accrochée au balcon, où est installé le projecteur, et
je me demande si Mathias pourra se faire porter jusque-là, sans savoir
que c'est effectivement ce qu'il fera deux fois pendant la soirée.
Cependant, déjà l'écran se relève, et le groupe
au complet apparaît sur scène, toujours aussi impeccablement habillé.
Mathias lance les premiers accords de "I love you", et fait
traîner les paroles autant qu'il peut, mais dès que la chanson
démarre, c'est l'enfer qui s'installe au sein de la fosse, où
l'on saute déjà dans tous les sens. Quant le chaos s'apaise et
que les applaudissements délirants se calment, Mathias nous délivre,
penché sur le bord de la scène, une version a capella de "Asshole
car orchestra" : l'intermède, surprenant et bienvenu, est toutefois
de courte durée, et déjà les choses sérieuses reprennent.
En fait, à part "45 tours", dont l'absence est tout
de même notable, tous les tubes de Dionysos y passent. Naturellement,
on entend beaucoup le dernier album, avec "Song for Jedi"
ou "Mc Enroe's Poetry", et surtout "Anorak",
qui sonne comme jamais et nous gratifie d'un nouveau pandémonium au sein
du public.
Mais le groupe n'oublie pas ses anciennes chansons, comme "Can I ?",
sur laquelle votre serviteur rêvait de pouvoir se trémousser et
qui a tenu ses promesses. Dionysos nous sert également deux reprises
de qualité, avec une version musclée du "I put a Spell
on You" de Screamin' Jay Hawkins, et une reprise tout aussi
appuyée du "Thank You Satan" de Léo Ferré,
pendant laquelle la scène s'habille judicieusement de multiples éclairages
pourpres du plus bel effet.
Parfois MikyBiky, le guitariste au pseudonyme aussi mauvais
que le mien, passe aux platines. Cela nous donne une version assez particulière
de "Longboard Blues", l'hymne aux roulettes du dernier album,
qui sort transfigurée de cette fusion entre sons électroniques
et refrains chantés en forme de chœurs. Enfin lorsque Babet
attrape son violon, et que Guillaume, le bassiste, troque sa
basse électrique contre une contrebasse, le public a droit à une
interprétation rappée de "Coccinelle", qui
mélange elle aussi beats électros et sonorités organiques,
offrant à nos oreilles une écoute inédite de la chanson
si ( trop ?) connue.
Pour le premier rappel, Dionysos revient sous les applaudissements du public
en délire, dont la ferveur est à la hauteur de la qualité
de la prestation fournie ce soir. Bien sûr, on peut dire que Dionysos
en rajoute, que Dionysos en fait des tonnes.
Force est au moins de reconnaître que le groupe va jusqu'au bout de son
exubérance, à l'image de Mathias, le chanteur fêlé
de cette formation de doux dingues : lorsqu'à la fin du rappel, pendant
que le reste du groupe laboure les mêmes accords en boucle, il nage sur
la foule pour la deuxième fois, afin d'atteindre le balcon et de se mêler
aux spectateurs assis, on sent bien qu'il est à bout de force. D'ailleurs
il revient sur la scène à la limite de la perte de connaissance.
Et Stéphan, le sixième membre non-officiel de
Dionysos, doit le porter en coulisses pendant que les autres terminent le set.
Que l'on soit adepte ou non du joyeux délire de ces cinq agités,
il faut admettre que ce jusqu'au-boutisme scénique mérite le respect.
Puis, pour finir, et après une ovation longue et méritée
du public, la magie se produit. Avant de repartir en coulisse, Mathias glisse
au micro : " bon, tout le monde s'assoit et on s'en fait encore une petite
en acoustique ? " Le public exulte puis s'assoit sagement. Ceux du balcon
sur leurs sièges. Ceux de la fosse par terre au milieu des mégots
et des verres de bière vides. Le groupe rentre en scène et s'installe
en rang sur le devant de la scène. Mathias joue de la guitare acoustique,
sans amplification, et commence à chanter sans micro, dans un silence
général et recueilli. C'est "Tokyo Montana"
: " j'ai froid / je pleure de la neige / je pleure de la neige... "
Babet et les autres dionysiaques font des chœurs pendant les refrains.
Et le public chante aussi. Doucement, comme en un murmure, pour ne pas couvrir
la voix de Mathias. Après un decrescendo émouvant, le chanteur
et le public se taisent en même temps. Mathias pose alors sa guitare,
fait cesser les applaudissements, monte en équilibre sur un ampli de
retour, et nous interprète "Wedding Idea", a capella
…
Ô temps suspends ton vol …
Wedding Idea se termine, Dionysos quitte la scène, les lumières
se rallument, et je suis heureux. Je pars faire quelques libations afin de perpétuer
le culte de Dionysos. L'ancien ou le nouveau, qu'importe. |