Drame de Juan Mayorga, mise en scène de jorge Lavelli, avec Alain Mottet, Pierre-Alain Chapuis,
Dominique Boissel,
Florent Arnoult,
Garlan Le Martelot,
Sophie Neveu,
Philippe Canales et Charlotte Corman.
"Chemin du ciel". L’expression est douce et poétique, évoquant l’envolée lyrique ou la quête mystique, en tout état de cause, le bonheur paisible. Mais les mots n’ont pas d’état d’âme et dans les années 40, dans les territoires occupés par les nazis, sa traduction allemande, "Himmelweg", recouvre l’horreur de l’extermination de l’homme par l’homme.
Car terme désignait la rampe de ciment, parcours balisé qui qui reliait directement les trains, vomissant des êtres humains entassés dans des wagons à bestiaux, à "l’infirmerie" où l’unique thérapeutique pratiquée finissait en épaisse fumée osbcurcissant l'horizon.
Par la métaphore du théâtre, à partir d'un fait historique, celui des villes-ghettos, déguisées en colonies de repeuplement juives pour apporter au monde un démenti aux éventuels soupçons sur les pratiques exterminatrices des nazis, Juan Mayorga a conçu avec "Himmelweg" une véritable tragédie antique, universelle et intemporelle, en résonance avec l'état actuel du monde, qui donne à réfléchir sur l'homme et le grand théâtre du monde.
Un monde sous les yeux médusés duquel se déroule aujourd'hui, toujours et encore, des exactions barbares dont la partie émergée fait l'objet de mises en scènes politiques relayées par ceux, naifs ou abusés, qui sont "les yeux du monde" et peuvent devenir complice inconscient de la barbarie.
Comme cet observateur de la Croix-Rouge, Alain Mottet, saisissant dans le dégoulinant de la compassion des hommes de bonne volonté, l'homme de condition modeste qui apprécie que la guerre lui ait donné la chance de voyager, celui qui a toujours voulu aider mais qui avait besoin d'un signe, et qui cède à l'antienne du manipulateur ("Fermez les yeux et respirer l'air de la paix") qui l'incite à "vérifier que ses cauchemars sont des mensonges".
Pierre-Alain Chapuis, hallucinant commandant de camp fantoche, participe de sa propre illusion parcourue de quelques éclairs de lucidité désespérée (comment ce peuple de penseurs et de poètes pourraient être accusé de barbarie ?)
Au coeur de cette tourmente, Dominique Boisset, pathétique en prisonnier érigé en bourgmestre de ville fantôme, factotum muselé et pris en otage au nom de la survie de ceux qu'il élira comme acteurs, ("Tant que nous sommes ici nous ne sommes pas dans le train") et des enfants dont Charlotte Corman, excellente, dans le rôle de Rebecca, fillette malingre à la poupée cathartique, figure lumineuse de la résistance ultime, grâce à qui le monde mérite d'être sauvé.
Par une écriture intense et magnifique, riche en thèmes sous jacents à la thématique générale, sur la vérité historique, la propagande politique, le devoir de mémoire et de résistance, la faiblesse de l’âme humaine, une langue simple et aiguisée, sans sentimentalisme larmoyant, et une dramaturgie singulière et d’une redoutable efficacité, Juan Mayorga réussit une alchimie rare, celle de la pensée et de la représentation théâtrale.
Transcendé par l'acuité, l'énergie à la fois physique et lyrique, la puissance expressive et l'esthétisme épuré de la mise en scène de Jorge Javelli, "Himmelweg" laisse le spectateur pétrifié, pantelant, saisi, bouleversé, anéanti, dans un état de conscience nouveau. C'est aussi cela la fonction indispensable, essentielle et salutaire du théâtre : en montrant l'homme à l'homme, impliquer le spectateur dans une expérience à la fois intellectuelle et sensible qui transforme son regard et sa façon d'être au monde.
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