Il y a des albums comme ça. Pour lesquels seuls trois accords sont nécessaires pour que l’évidence éclate au grand jour : celui-ci vous accompagnera pour le restant de votre existence.
Qu’importe si l’objet vous échappe, son contenu demeurera présent dans votre mémoire, comme imprimé à jamais au plus profond de vous-même.
L’an passé, une jeune américaine nommée Alela Diane traverse l’Atlantique pour glisser, comme la majorité de ses congénères, un de ses morceaux sur la désormais fameuse compilation Even Cowgirls Got The Blues parue chez Fargo. Son titre : "The Pirate’s Gospel" . Sans conteste, la composition la plus incroyable du lot. Telle une apparition venue de nulle part.
Mais comment oser imaginer une telle claque à l’écoute du format longue durée, là où tant d’autres avaient auparavant douché nos espoirs. Déconcertant, fascinant, envoûtant, à couper le souffle, The Pirate’s Gospel (l’album) s’élève au dessus de la totalité des productions folk féminines entendues depuis Moon Pix de Cat Power en 1998. Rien de moins.
Tentons maintenant d’éclaircir ce miracle ! Tout d’abord, la caractéristique première de The Pirate’s Gospel réside dans son intemporalité. L’absence totale d’artifices dans l’interprétation – voire l’absence de production tout court –, l’imagerie vieillotte de la pochette font voler nos repères en éclats.
Et de chercher à savoir de prime abord qui est Alela Diane ? D’où vient-elle ? Vit-elle encore ? Serait-elle une alter ego folk de Bessie Smith ? Une jeune indienne absente du catalogue du label Folkways ? Ou encore une des ces folk girls sixties oubliées à ranger aux côtés de Linda Perhacs ou Sandy Denny ? Parmi ces supputations, une seule bouée à laquelle se raccrocher : cette galette ne peut qu’avoir été un éclair de génie sans lendemain chez son auteur.
Comment, dans le cas contraire, nos oreilles auraient-elles pu rester éloignées si longtemps d’un disque aussi précieux ? Difficile à croire, mais The Pirate’s Gospel a été réalisé en 2004 par une jeune californienne alors âgée de 19 ans. Autre élément inhérent à l’oeuvre : l’apparente simplicité des chansons.
Sur la forme, la musique d’Alela se présente comme une succession de démos acoustiques guitare-voix, agrémentées de quelques overdubs de piano ou de guitare électrique, de sifflements, de chœurs d’enfants … Dépouillement total assuré. Une écoute plus attentive révèlera des arpèges délicats ("Tired Fleet"), des successions d’accords vertigineuses ("Pigeon Song"), des mélodies à couper le souffle ("The Rifle")
… Comme chez Georges Brassens, il faudra du temps avant de percer toutes les richesses de l’accompagnement. Car comment ne pas être avant tout subjugué par la voix d’Alela, tant celle-ci règne en maître sur chaque titre. Etonnement, le timbre de la demoiselle ne possède rien de franchement original : entre Bianca de CocoRosie, Mira de White Magic et de l’inévitable Karen Dalton. Du genre à vous faire perler des larmes aux paupières à chacune de ses envolées. Les frissons en prime.
Petite écoute chronologique à présent. Comme déjà évoqué, quelques secondes de "Tires Feet" suffisent à comprendre qu’Alela Diane possède ce talent, cette personnalité la différenciant du commun des mortelles. "The Rifle" assène un coup supplémentaire.
En plage trois arrive la fameuse chanson éponyme, plus que jamais la plus affolante du lot. Une merveille absolue. En arrière plan, le banjo se fait envoûtant, le chant hanté, les chœurs angéliques … Le dossier de presse stipule que "trois joyaux s’enchaînent dès l’ouverture". Laissant implicitement entendre que la qualité décroîtrait par la suite ? FOUTAISE ! Aucune inflexion ne sera à mentionner au long de ce premier effort.
Quoiqu’elle tente, Alela Diane réussit tout ; une onde de génie traversant le disque de bout en bout. Pour preuve, "Something Gone Awry", sorte de récréation pavée d’éclats de rire n’usurpant en rien pas sa place sur la tracklist définitive. D’un titre à l’autre, l’auditeur se délecte sans atteindre la satiété : de la majestueuse "Clickity Clak" à la fascinante "Pieces Of String" en passant l’affolante "Pigeon Song" et son riff que Cat Power n’a pas eu le temps d’imaginer. L’œuvre d’un ange touché par la grâce.
A peine la bouleversante "Oh ! My Mama" terminée, deux titres cachés achèveront, s’il le fallait encore, de convertir les plus réticents. Enfin pour tenter de convaincre ceux que le folk rebute, n’oublions pas qu’il reste à la base une musique de l’âme, gorgée d’émotions et en ce sens à rapprocher du blues.
Tant lorsqu’il reste insipide ou prétentieux, celui-ci vire rapidement à l’ennui ou à l’indigeste. Mais dès lors qu’il lorsqu’il atteint un tel niveau, il peut devenir la plus envoûtante des musiques. Inutile de remonter à Dylan, Woody Guthrie ou autre Hank Williams pour s’en convaincre.
Jetons simplement un coup d’oreille aux toujours actifs David Eugene Edwards, Viking Moses, Will Oldham, Josh Pearson, Six Organs Of Admittance … Ou mieux encore : les voir sur scène défendre leurs chansons. Jouer leur vie, une guitare sèche autour du cou.
Alors oui, définitivement, Alela Diane appartient à cette race de songwriter de génie. Une nouvelle étoile vient de voir le jour. Un choc aussi puissant que l’émergence de Devendra en 2004. Qu’importe si la demoiselle ne donnait pas suite, resterait pour l’éternité ce joyau intemporel … Inutile de préciser qu’il constitue LE disque folk de l’année venant de s’écouler. |