Eté 1995, Canal + compile chaque samedi midi les meilleures prestations
lives de NPA, l'occasion de pleurer une dernière fois sur la fin prématurée
de Nirvana, de s'enthousiasmer pour Jeff Buckley alors encore
promis à un brillant avenir et surtout de découvrir cinq garçons,
introduits par les Boo Radleys, venus interpréter quelques mois
plus tôt un titre ("My Iron Lung") tiré de leur
deuxième album.
Eclairages sombres, zoom arrière sur le guitariste soliste, frange tombante,
plié en deux sur son instrument durant l'intro, puis plan large laissant
apparaître la totalité du groupe et son chanteur à l'oeil
à demi-fermé, périodes de calme hypnotique avant l'explosion
suivie par un chaos total cinq minutes plus tard. Inutile d'insister sur la
commotion d'un tel spectacle sur un adolescent transi de rock, juste en tête
cette réflexion de Ray Manzarek sur Venice Beach un jour de
1965 devant Jim Morrison : "Putain mec c'est ça ...".
Une fois la rentrée scolaire arrivée, une seule idée,
se procurer sans délai l'album sur lequel figure ce titre : il s'appelle
"The Bends", la pochette, pas franchement chouette, donne
l'image d'un groupe dérangé, le meilleur restant à découvrir
à l'intérieur entre déluges électriques "The
Bends", "Just" et ballades lumineuses "Fake
Plastic Trees" , "Street Spirit" ou encore "Black
Star" . S'ensuit alors une course effrénée aux maxis
("My Iron Lung" , le fort onéreux "Itch"
, incluant "Banana Co." une des plus belles chansons du monde
...) et aux pirates de toutes sortes pour épancher sa soif du groupe
d'Oxford.
Quelques mois plus tard, interviendra le "Creep" revival
sur les radios françaises, avant l'explosion au grand jour via la publication
en juin 1997 de "OK Computer" (et ses hymnes définitifs
"Paranoid Android" , "Exit Music" , "Lucky"
, "Climbing Up The Walls" auxquels il faut ajouter des faces-B
du même acabit "Palo Alto" ou "Polyethylene").
Comme à l'habitude dans pareille situation, l'impression est pourtant
amère, on se sent volé, dépossédé de son
jardin secret par une invisible foule succombant à l'effet de masse.
Qu'importe, la musique a triomphé et Radiohead vient
de publier un disque marquant à jamais la décennie (plus sur la
forme que sur le fond, comme "Sgt Pepper" en son temps, mais
ceci un autre éternel débat).
Ne manquait plus que la cerise sur le gâteau, une prestation scénique,
intervenant un soir de septembre 2000 sous un chapiteau à Saint-Denis.
Violons déglingués, Sigur Ros en prélude, au milieu
du chaos ambiant, Radiohead s'avère ce-soir là tout puissant,
sûr de sa force, prêt à affronter l'adversité avec
la publication de son "désormais attendu de pied ferme" quatrième
album. Les nouveaux titres présentés faisaient déjà
figure de classiques instantanés ("National Anthem"
, "Morning Bell" , "Idiotheque" ...),
Radiohead était intouchable, invulnérable tout en ayant le subtil
bon goût de clore sa prestation sur "My Iron Lung"
. La boucle était bouclée.
Quelques semaines plus tard paraissait enfin le frigorifique mais magique "Kid
A", concept album ö combien difficile d'accès pourtant
si attachant après quelques écoutes. Il y a fort à parier
que dans vingt ans, des rock-critics d'un genre nouveau, à l'oreille
neutre comprendront tout à ce chef d'oeuvre en puissance, le proclamant
du même coup, meilleur album de Radiohead de tous les temps. Huit mois
plus tard, c'est au tour du boiteux mais néanmoins sympathique "Amnesiac"
, de voir le jour : les restes (ne pas comprendre les faces-B) de "Kid
A" se voyant rassemblés pour le meilleur ("I Might
Be Wrong" , "You And Whose Army" ) mais aussi pour
le moins réussi.
Un an plus tard, leur unique date en festival à Benicassim durant la
tournée hispano-portugaise, sera l'occasion d'un long voyage vers l'Espagne.
Même après une mise à l'écart personnelle le temps
de quelques mois, la musique du quintet d'Oxford au meilleur de sa forme, s'avère
toujours aussi bouleversante et intemporelle, laissant présager un sixième
album de toute beauté : Radiohead vieillit bien et même mieux que
bien.
Six ans mois pour mois après "OK Computer" , Radiohead
effectue un retour en grâce au premier plan via "Hail To The
Thief" , somptueuse réalisation digne de ses heures les plus
glorieuses : "Myxomatosis" , "There There"
, "I Will" ... Arrive ensuite juillet où l'on s'embarque
en train un jour de fête nationale, direction Nîmes, pour voir nos
anglais prendre possession des arènes une fois l'obscurité tombée.
Cadre majestueux, concert magique - même si de légères faiblesses
dans la setlist pouvaient être déplorées -, nuit à
la belle étoile, des rêves plein la tête avant une reconnection
au monde réel le lendemain. Effectivement dans un tel contexte, les liesses
populaires n'ont pas accueilli l'annonce du concert du 17 novembre à
Bercy, tant cette salle représente l'exécrable, le côté
obscur de la musique, tout ce business détestable ... Et pourtant ...
Alors oui bien-sûr il semble prétentieux en lieu et place d'une
chronique détaillée du dernier concert parisien du groupe de raconter
sa propre histoire, mais quiconque a déjà été confronté
à une situation similaire sait que les prestations émotionnellement
fortes sont quasi-impossibles à restituer, qui plus est par écrit.
Alors qu'en dire ?
Que Bercy s'est transformé pour un soir en une extraordinaire salle
de concert. Que Thom Yorke était au moins aussi joyeux
que l'été dernier. Que Johnny tient encore et
toujours la baraque à lui (presque) tout seul. Que le magistral "Hail
To The Thief" prend toute son ampleur sur scène : "2+2=5"
, "Go To Sleep" ou encore "There There"
. Que le groupe nous a tiré les larmes des yeux via un affolant tiercé
"Just" - "Creep" , OUI, ils ont joué
"Creep" , certainement à cause de la présence
des parents de Thom Yorke dans la salle - "Paranoid Android"
. Que l'après "OK Computer" a vraiment fière
allure : "National Anthem" complètement transcendantal,
"You And Whose Army" , exécutée par Thom Yorke
au piano, tête plaquée sur la caméra disposée à
proximité et enfin "Everything In Its Right Place"
amputée de l'intro d' "After The Gold Rush" mais tellement
saillante en clôture de deuxième rappel.
Ultime cadeau de la soirée, "True Love Waits" , tous
projecteurs braqués sur Thom Yorke dans un silence quasi-religieux.
Fantastique, pharaonesque, rien à rajouter ... juste ses larmes à
sécher. |