Diable ! Serait-on subitement retourné dans les années 70 ? Depuis quelques temps, le disque envisagé comme simple collection de chansons paraît avoir du plomb dans l’aile, et l’antique notion d’"album concept" semble revenue à la mode.
Presque plus une semaine sans qu’un artiste auteur-compositeur ne prétende trouver à sa dernière œuvrette quelque épine dorsale thématique, histoire ou philosophie déclinée titre après titre, et qu’il s’agirait d’appréhender dans son ensemble pour en saisir toute la profondité. Que l’on songe, récemment, aux "réussites" très inégales de Florent Marchet, Jeanne Cherhal ou Camille… jeunots en quête de sens, et qui se sont parfois perdus dans les méandres d’une théorisation à outrance.
Le problème se pose différemment dans le cas d’artistes ayant derrière eux une discographie conséquente : "Il faut bien une histoire à raconter à la presse", avouait jadis Mick Jagger dans nos vieux Rock&Folk, blasé d’avance à l’idée de trouver l’angle inédit pour vendre son énième album.
L’inextinguible Jean-Louis Murat pourrait reprendre à son compte cette formule, sommé de susciter à nouveau l’intérêt moins de six mois après son précédent projet (Charles & Léo) et tout juste un an après Taormina, pour ce qui doit être (au bas mot) son 198ème album en moins de 10 ans, ou quelque chose s’en approchant…
Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? Tristan repose, selon son auteur, sur un double concept audacieux. Thématiquement, l’histoire de Tristan & Yseult aurait servi de détonateur à son inspiration. Un peu intimidante à première vue (l’on craint d’avoir oublié une partie des tenants et aboutissants de cette légende fondatrice), la démarche se révèle plus décomplexée que prévu : Murat lui-même n’est guère partisan d’une précision universitaire clinique, et préfère laisser libre cours à son imaginaire à partir d’impressions recueillies au fil de ses lectures, divaguer autour de quelques éléments généraux de l’histoire (fatalité amoureuse, féminité vénéneuse) plutôt qu’en proposer une illustration stricto sensu. Les puristes en seront donc pour leurs frais : s’il propose bien une bibliographie sur son site personnel, Murat ne prétend pas cette fois faire œuvre d’érudit, et l’album ne sera (malheureusement ?) pas un Madame Deshouillères bis.
Le concept autour de Tristan & Yseult est surtout prétexte à revenir, "dans l’esprit", à l’une des données fondamentales de l’univers muratien : la référence aux "troubadours", ces airs étranges où le vieux bluesman auvergnat semble retrouver un peu du secret des anciens bardes, alliage des deux sensibilités (J.J. Cale VS Chrétien de Troyes !) composant son si singulier charme personnel, qu’il avait un peu perdu de vue ces derniers temps, prisonnier de ce power-trio blues-rock univoque et pépère qui avait fini par nous lasser, sur la pente vertigineuse partie de l’excellent Lilith pour s’affaisser en Taormina, disque pas indigne, mais tout de même très loin de ses standards habituels.
Le deuxième parti pris de l’oeuvre est donc formel, et consiste à rompre avec le proche passé pour revenir à une formule d’enregistrement solitaire. Idée née d’une contrainte économique à la base (rachat de sa maison de disque V2 par Universal, impossibilité d’aller en Irlande à la rencontre de musiciens celtiques) ; acte créatif fort (sur le papier), consistant à tirer profit des aléas et les retourner à son avantage. A l’écoute, malheureusement, il s’avère que le choix d’enregistrer seul n’aboutit pas à une formule musicale si singulière que prévu. Ces chansons auraient globalement pu sonner de la même façon en présence d’autres musiciens : Murat a donc, si l’on veut, enregistré un disque de groupe (batterie, basse, guitare, claviers, saxo) en solo, et non le véritable disque en solitaire que l’on était en droit d’espérer, avec formule musicale à l’avenant.
Ces petites réserves passées (l’on aimerait qu’un artiste aussi brillamment volubile aille jusqu’au bout de ses positions), les chansons elles-mêmes finissent malgré tout par vaincre nos réticences. La première, "Légende dorée", accomplit presque à elle seule tout le programme "troubadour" du disque, entre descentes en simili-luth et imaginaire peuplé de bergères, pucelles, donzelles, maîtresses perchées en haut d’une tour, etc. Murat se glisse voluptueusement dans la peau du barde qui toutes les fera chavirer, offrant son art pour conquérir ces "joyaux" nichés derrière d’équivoques "triangles isocèles", bergères ou grandes dames suppliant son "muscle doux de [leur] faire un enfant".
La thématique érotique sera encore amplifiée dans "Mousse Noire", dont le titre prolonge l’imagerie pubienne et dont les métaphores avancent de moins en moins voilées, culminant sur la vision éruptive d’une "tendre none aux seins gonflés" qui, apparemment, en fait voir de toutes les couleurs à notre ménestrel. Le titre, rudement efficace (malgré un léger ressassement du refrain en bout de course), se présente sous la forme a priori coutumière d’un gros rock tendu, mais débarrassé de la grandiloquence de ces dernières années ; pour filer la métaphore sexuelle : les guitares ont appris à maîtriser leurs ardeurs, contenir leur sève électrique, pour un effet plus durable et profond qu’auparavant (nous y reviendrons).
Entre-temps, "L’Amour En Fuite" aura introduit la notion de désespérance mortifère qui, dans la thématique du disque, accompagne immanquablement le plaisir charnel. D’un imaginaire moins médiéval, cette belle chanson déambulatoire & contemplative ("je vogue autour du monde, dans mon humeur de fin d’été") fait un sort à la femelle fatale, "patronnesse au cœur stupide, idée équipée d’un con/tendre garce des Tropiques, maîtresse de ma chanson" qui, d’Yseult-fleur-de-ronce à l’aguicheuse virtuelle perdue sur la toile, évolue de garce en salope, perdant en chemin cette classe qui fait toute la différence.
L’humeur maussade atteint alors son point culminant avec "L’Hermine", intrigante prière, d’un minimalisme rêvé. Sans doute sur ce titre que l’on mesure le mieux les efforts produits par le chanteur pour vaincre ses tics blues-rock : alors que le refrain (en anglais méchant) s’y prêterait, nulle trace d’américanitude dans son interprétation, mais au contraire une rage froide habilement soulignée par un orgue glacé de religiosité (Las : interprétant le morceau en radio dans une formule guitare acérée + harmonica baveux, il retrouvera malheureusement les vieux automatismes rednecks qui polluaient son répertoire le plus récent).
Malgré ces quatre premiers titres de haute volée, le clou de l’album pourrait bien être "Chante Bonheur" : comme son titre (repris en chœur au refrain) le laisse augurer, il s’agit d’une de ces splendides envolées de candeur/pureté dont le méchant Auvergnat retrouve parfois le secret. Ignorant le second degré, il parvient à se tenir, sans jamais choir (n’est-ce pas précisément là le propre de l’Art ?), sur le fil ténu entre mielleux et envoûtant, niaiserie et sublime. Mystérieuse hésitation, jamais véritablement résolue, qui fait tout le sel ambigu de ce titre ; et plaisir de voir notre misanthrope baisser un instant la garde, exposer son cœur comme il exposait jadis son cul.
En comparaison avec cette première face d’une absolue dignité, la deuxième moitié de l’album, malgré certaines choses intéressantes ça et là, apparaît fatalement un peu plus terne.
Sans être une grande chanson en soi, le léger "Tel Est Pris" s’avère quand même rafraîchissant. Les atermoiements amoureux y sont fredonnés sur un air gracile serti de guitares finaudes ; le texte creuse encore l’éternel tourment du baladin, esclave consentant au bonheur/malheur d’aimer, esquissant (de "vaines crevasses" en "tétines" grêlées ou hideux "pressoirs") un inquiétant imagier du rut féminin.
Placé juste après, les "Voyageurs Perdus" font malheureusement un peu doublon, déployant peu ou prou la même ambiance, dans un registre encore plus ouvertement pop dont la simplicité nous convainc moins. Non que les précédents titres aient été spécialement complexes ou déroutants ; mais ils faisaient montre, chacun à sa manière, d’une singularité qui les distinguait du tout-venant "accessible". Dans ce cas précis, on croit retrouver le syndrome "Ce que tu désires" : l’objectif radio est peut-être un peu trop présent, qui rend la chanson trop lisse et fait succéder à des couplets pas désagréables un refrain en petite forme, aisément mémorisable sans être (c’est le hic) tout à fait mémorable…
On peut malheureusement en dire autant de "Dame Souveraine", qui ne tient pas les promesses de son titre (courtoisie petits bras, imaginaire érotique en berne, frustration everywhere) et se traîne un peu tristement, sur une mélodie réminiscente de l’antique "Fort Alamo", en (forcément) moins convainquant.
Dieu merci, ce ventre mou de l’album prend fin avec "Il Faut S’En Aller", dont les riffs amples et les voix profondes ramènent un peu de solennité à l’ensemble. Si le texte ne brille guère par son originalité (archi-rebattues rimes en "oir" : soir, miroir, désespoir, tamanoir, etc.), l’on en apprécie particulièrement les guitares finales, toutes en retenue, qui jamais ne zèbrent le sobre spectre sonore de giclures trop abondantes. C’est définitivement la bonne nouvelle et belle leçon de ce disque : Murat impose à nouveau à ses soli un genre de ceinture de chasteté, évitant toute forme de complaisance. Si l’on veut à tout prix rattacher Tristan à l’imaginaire courtois (Murat lui-même ne s’en prive pas, bien que dans les faits Tristan & Yseult ne relèvent pas exactement de cette tradition), cette retenue musicale retrouvée pourrait apparaître comme le pendant d’un inassouvissement raffiné de fin’amor…
C’est dans ce bel esprit retrouvé que s’achève le disque, sur une nouvelle figure de femme fatale lascive (même si totalement anachronique par rapport à la pseudo-thématique médiévale) : "Marlène". Pour le coup, et contrairement à ce qui se passait dans les Voyageurs Perdus, le registre pop s’avère léger sans être inconsistant, et le chanteur semble avoir retrouvé tout son allant, chantonnant gaiement malgré les tourments endurés. Et qu’importe leur gravité, au fond, si ceux-ci sont vecteurs de sensations artistiques ?
Si l’on ne saurait, au final, parler de Tristan comme d’un grand disque, il constitue néanmoins un digne effort pour remonter la pente, et apparaît comme l’un des plus équilibrés de son auteur. Si l’on n’y trouve non plus aucune chanson susceptible d’entrer dans la liste de ses "classiques intemporels instantanés" (les "Dordogne", "Se Mettre Aux Anges", "Voleur de Rhubarbe" ou autre "Col de la Croix-Morand"), le fossé est moindre entre les titres réussis et les baisses de régime, ce qui garantit à l’album une belle écoute en continu, sans se heurter à ces caillasses qui, sur les disques les plus récents, entravaient quelque peu la majesté des grands moments.
La parenthèse enchantée 2003-2005, de Lilith à Mockba (son "millésime Dylan 65-66" à lui) semble donc définitivement close, où l’auvergnat proposait tous les six mois un nouveau projet grandiose, productivité acharnée associée à une inspiration jamais démentie. Revenu à des hauteurs plus humaines, il marque un peu le pas et alterne désormais plus "humainement" les réussites et faux pas. Plutôt qu’à Dylan, il faudrait aujourd’hui le comparer à ce qu’a été un Fassbinder pour le cinéma : qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse… plus que les albums en eux-mêmes, c’est le tourbillon créatif qui les a engendré qui s’avère impressionnant. En rappelant malicieusement que le terme de "productivité" s’est lu la première fois sous la plume de Baudelaire, le chanteur prolifique nous invite à prendre conscience de notre propre inertie, et incite les autres artistes à sortir de leur torpeur… relever le gant & s’en venir guerroyer, rivaliser de prouesses afin de mériter les honneurs (et le lit) de leur muse !
NOTE : pour prolonger l’expérience Tristan, l’on pourra jeter une oreille sur la quinzaine de titres composés et enregistrés pour la BO du joli film Coupable, de Laetitia Masson (qui n’existe pas dans le commerce, mais peut se glaner ici et là sur le web). S’il y laisse parfois libre court à certaines pulsions honteuses (retour des grosses guitares), le parti pris minimaliste-solo y est beaucoup plus affirmé que dans l’album. L’on y trouve particulièrement une merveille intitulée "Dieu des Amours", que le chanteur, décision incompréhensible, a préféré offrir à la vilaine québécoise Isabelle Boulay, au lieu de l’inclure à son propre disque. |