Dans le tourbillon de la nouvelle scène française, ne sait-elle pas finalement laissé perdre de vue, cette tradition de la chanson française "à texte", réaliste et cynique, amusée & abusée, jamais abattue, abreuvée de bons mots et autres traits d'esprits ? De Louise Attaque à Dionysos, en passant par les Ogres de Barback, Têtes raides ou les Hurleurs, à toujours tant "revenir" aux fondateurs (Brel, Brassens, Ferré, comme sur une photographie célèbre, par exemple), ne souligne-t-on pas surtout que l'on s'en est éloigné ? Le rock aura beau se faire musette, la nouvelle scène s'affirmer française, les reprises et albums tribute se multiplier, la situation n'en sera pas différente : les musiques actuelles n'ont finalement que peu de choses en commun avec les compositions des grands auteurs de la chanson à texte.
Pourtant. Tous les grands noms ne sont pas morts. Pas encore. et ils pourraient bien encore faire quelques émules. Et alors, la nouvelle nouvelle scène française, cette encore nouvelle manière de rompre avec ce qui, d'endurante nouveauté, s'est installé aux places les plus confortables de références confirmées, en choisissant ses nouvelles voix et voie, ne pourrait-t-elle s'amuser à en revenir, pour de vrai, aux origines ?
Ainsi découvre-t-on, dans le sillage d'un certain Charles Aznavour, lui-même bien vivant, le troisième album d'Agnès Bihl, Demandez le programme. Album de la maturité, certains écrivent "de la consécration", avec lequel la chanteuse capitalise les acquis de ses deux opus précédents (La terre est blonde, 2001 et Merci maman merci papa, 2005) : textes ciselés finement, fort engagement dans des thèmes délicats (ici le viol incestueux avec "Touche pas à mon corps"...), compositions tout en douceur, grande variété des thèmes et des arrangements, une certaine fougue, le tout non sans un certain humour.
Les oreilles et les yeux avisés retrouveront, en vrac : une écriture à la Renaud première époque ; une voix pas trop loin de celle de Mell ou Adrienne Pauly ; une diction qui rappellera celle de Fred Burguière des Ogres de Barback ; des compositions des Giovanni Mirabassi, Nicolas Montazaud, Aldebert, Alexis HK et Tom Poisson ; des arrangements de Matthieu Ballet (Miossec, Thomas Fersen) et Nicolas Deutsch (Jean Guidoni, Julien Baer, Emilie Simon). Est-ce à dire qu'Agnès Bihl manque de personnalité ?
Au contraire, on soulignera l'adresse de l'écriture, qui ne se contente pas de débiter des protestations convenues ou de banales lamentations auto-apitoyées. Quand Agnès Bihl parle d'amours déçus ("L'ex de ma vie" ou "Jamais plus jamais") ou des enfants sans papiers ("Mais où est donc Ornicar"), elle y met la plume, elle y met l'esprit. Elle a le talent, celui-là même de cette grande tradition chanson française, de dire beaucoup en peu de mot, de mettre un monde en formules, percutantes, de savoir marier l'humour à un certain naturalisme léger tout en petites cruautés tendres en douceurs féroces.
Moins naïve qu'à l'époque où elle brocardait les commandos anti-IVG, fous de guerre - fous de dieu, sur la compilation Chansons du bord de zinc (volume 2, novembre 2000), Agnès Bihl s'assume aujourd'hui comme auteure et interprête d'une chanson à texte adulte, consciente de la valeur, mais aussi des limites, de ses engagements. Moins militantes, moins dénonciatrices, elle chante et raconte, sans l'affectation de la dénonciation. Elle offre surtout à l'auditeur ravi un tour de chant des plus plaisants - ce qui n'exclut pas une certaine émotion ou une certaine intelligence, tout au contraire. |