Tragédie
de Sophocle, mise en scène de René Loyon, avec
Marie Delmarès, René Loyon, Yedwart Ingey, Adrien
Popineau, Jacques Brücher et Claire Puygrenier.
Jadis réticent au théâtre classique, c’est
grâce à une universitaire plus émouvante
que les autres (Véronique Gély, spécialiste
des mythes gréco-latins, dont on recommande la bibliographie)
que nous nous sommes finalement intéressés, depuis
quelques années, à la tragédie - en particulier
celle des grands auteurs de l’Antiquité grecque
: Eschyle, Sophocle et Euripide. Rattrapant tant bien que mal
notre retard, nous avons fini par apprécier la richesse
et la pertinence de ce théâtre, que nos a priori
de départ avaient injustement désigné comme
obsolète et poussiéreux.
Ne pas se fier aux apparences et préjugés faciles
: voilà ce que l’on aimerait désormais crier
aux néophytes ou au grand public. Car malgré les
règles de composition strictes, le poids des ans et l’inévitable
érudition qu’il déploie et appelle…
ce théâtre tout de sang de sueur et de larmes s’avère
encore incroyablement vivant et sensuel, lorsqu’il a la
chance d’être bien interprété et mis
en scène. Sur le plan de la passion et de l’émotion,
il ferait aisément la nique aux plus mélodramatiques
des feuilletons actuels - le panache en plus, la médiocrité
en moins.
Larmes aux yeux et boule dans la gorge : voici quel fut à
peu près notre état au sortir de cette représentation
d’"Antigone", de Sophocle, mardi dernier à
L’Atalante. Sous le charme d’une jolie morte, certes…
mais aussi terrifié par les extrémités
dont est capable la race humaine, aveuglée par le pouvoir
et soumise aux facéties des Dieux. Etonnamment, la tragédie
qui était censée mettre en garde les citoyens
de la première démocratie contre les penchants
les plus condamnables de l’âme, a gardé toute
son acuité, nous renvoyant au visage des considérations
très actuelles sur la violence encore à l’œuvre
dans nos pauvres cités.
Déjà porteuse d’une lourde hérédité
(fille de l’union incestueuse d’Œdipe avec
sa propre mère), la jeune Antigone est témoin
de la lutte à mort entre ses deux frères…
L’un d’eux, considéré en héros,
a droit aux honneurs de la sépulture ; tandis que la
dépouille de l’autre, convaincu de traîtrise,
sera exposée en place publique et livrée aux charognards,
sans que quiconque ait droit de l’enterrer dignement.
C’est cet interdit abominable que la jeune femme va transgresser,
provoquant la colère du roi de la cité (Créon),
qui se trouve être son oncle (frère de la mère
incestueuse) et aussi, comme si cela ne suffisait pas…
le père de son fiancé.
A cet écheveau familial impossible s’ajoute un
arrière-plan politique : Créon statufié
par son pouvoir nouveau et bardé de nobles principes
sur la conduite de celui-ci, ne veut rien laisser passer, fût-ce
à un membre de sa famille… Constatant la faute
d’Antigone (qui a recouvert de terre le cadavre de son
frère), il prendra alors la décision de l’emmurer
vivante, provoquant l’ire de la cité et une réaction
en chaîne d’atrocités.
On le voit, la demie mesure n’est pas de mise, chez ces
êtres de rage et de passion, et leur outrance respective
aura raison des meilleures volontés (le chœur, plutôt
mesuré). Le destin fatal de ces créatures obéit
aux règles ancestrales du genre : nul "happy end"
de dernière minute ; les prises de conscience ou rédemptions,
lorsqu’elles surviennent, sont trop tardives et n’empêchent
jamais la mort de s’abattre ; au contraire, elles laissent
les survivants, devenus lucides, plus amers encore.
Pour accentuer cette fatalité et l’expliquer,
la pièce est rythmée par certaines paroles du
coryphée, évoquant les mythes et montrant à
quel point ces hommes ont pu être (et sont encore) malmenés
par Zeus et ses Dieux. Dans ce cas précis, Antigone "paie"
pour sa terrible hérédité, tandis que Créon
est coupable d’avoir outragé les règles
du royaume des morts, en refusant les rites traditionnels à
un cadavre honni.
La traduction nouvelle signée par Florence
Dupont (professeur de latin et spécialiste du
théâtre antique) utilise un vocabulaire plutôt
contemporain, sans ostentation ni anachronismes, permettant
au spectateur (que pourraient rebuter les tournures archaïques)
de se sentir en phase avec ces problématiques anciennes.
Le choix des costumes va dans le même sens (sobres et
actuels), mais pèche parfois par excès de contemporanéité
: les jeans du coryphée, en particulier, nous ont parus
un peu déplacés… Pour accueillir ce déferlement
de haine et d’amour incompris, point d’ostentation
: le texte est déjà assez riche et l’action
chargée ; le décor, d’une sobriété
exemplaire, s’efface derrière ses interprètes.
Dans le rôle titre, la jeune Marie Delmarès, coiffée
à la Sainte-Jean(ne)-Seberg, fait merveille, toute de
détermination butée et rage impossible à
étancher. Si l’écriture du rôle ne
permet pas un éventail très large (coincée
entre l’ire et la colère… le désespoir
et l’accablement), elle compense en faisant d’Antigone
une femme proche de l’illumination, au regard fiévreux
d’une inquiétante fixité. Sa diction émue
et ensalivée (répliques parfois soulignées
par de magnifiques postillons de rage !) contraste admirablement
avec le jeu sec et méchant de René Loyon (par
ailleurs metteur en scène) en Créon.
L’Atalante est un tout petit théâtre, mais
cela participe du charme de la représentation : si proche
de la scène, le public plonge de plain-pied au cœur
de l’action, et est fréquemment effleuré
par les comédiens. Cette proximité ajoute encore
au plaisir : nous prenons peur lorsque les gardes déboulent
de derrière le public pour traîner un cadavre sur
scène ! Et sommes bouleversés lorsque la pauvre
Antigone se mêle aux spectateurs (figurant les notables
de Thèbes) pour les prendre à partie, frôler
de sa robe et manquer s’évanouir dans leurs bras… |