Autant l’avouer tout de suite : depuis quelques années, les disques de Dominique A avaient fini par nous lasser. Après le pic apparemment indépassable de Remué (1999), les trois albums suivants (Auguri, Tout Sera Comme Avant et L’Horizon), s’ils contenaient chacun leur juste dose de poison, peinaient à nous convaincre en intégralité. La faute à des textes flirtant de plus en plus avec l’onirisme, mais aussi à certains choix d’arrangements tombant parfois dans une ornière "rock héroïque" un peu pompière (pléonasme).
Depuis le début des années 2000, donc, ses fans les plus indécrottables en arrivaient à préférer certaines productions parallèles : chansons écrites pour d’autres (Françoiz Breut, Jeanne Balibar ou Oslo Telescopic, notamment), mais surtout les intarissables démos, disséminées de disques bonus en coffrets rétrospectifs. Sur ces maquettes décomplexées de tout impératif de production carrée, le musicien se révélait paradoxalement plus libre (malgré le manque de moyens), la mise en son "proche de l’os" rendant sa musique beaucoup plus intense.
Apparemment, cette opinion était aussi partagée en haut lieu, et a influé sur la naissance du nouveau disque : à l’écoute de ses dernières démos, son label (Cinq7) lui a suggéré de s’en servir comme base de travail, sans forcément trop les retoucher. Il a donc été décidé que l’enregistrement se ferait en autarcie, avec seulement l’intervention après coup d’un ingénieur du son (Dominique Brusson, complice fidèle au poste).
Plutôt qu’un syndrome "crise du disque" (produire un album à moindre frais, comme ce fut le cas pour Tristan, dernier Murat en date), on préfère voir dans cette décision une vraie démarche esthétique, visant à faire retrouver aux chansons un peu de leur fraîcheur envolée. Musicalement parlant, cela se traduit par un retour affirmé des synthétiseurs et boîtes à rythmes, évoquant (à première vue) l’esprit de ses débuts…
Pour autant, malgré un parti pris vaguement similaire, il ne faut pas chercher dans La Musique une resucée de La Fossette (1992) : avec son parcours et le professionnalisme acquis, Dominique A pouvait difficilement proposer un nouveau disque "chambre de bonne", minimaliste et grésillant ! Sans être conventionnel, l’ensemble s’avère quand même assez proprement fait, très loin de l’esthétique "démo" à laquelle on aurait pu s’attendre.
Dans les faits, titre à titre, l’album se compose de la façon suivante :
"Le Sens", emblématique du retour à une esthétique économe profil bas, oppose le "poum-tchac" d’une boîte à rythme simpliste aux riches nuances de nappes synthétiques entremêlées, tandis que le chant se fait rauque et chuchoté. A mi-chemin, un autre clavier (réminiscent de l’époque Si Je Connais Harry, bon point !) s’immisce et ajoute à l’ensemble une touche supplémentaire de mélancolie.
Ensuite, "Immortels", évident single radio, reprend les choses où les avaient laissées L’Horizon (grande voix claire, rythme ample, poussée de lyrisme avec sons de cloche sur le refrain), en les améliorant. L’enrobage est plus retenu, la guitare sèche brasse un peu moins d’air qu’auparavant ; et à la moitié de la chanson, encore une fois, un synthé dessine un contrepoint mélodieux renforçant l’émotion déjà exprimée par le chant… Emotion évidemment redoublée quand on sait que ce morceau était, à l’origine, destinée au dernier album d’Alain Bashung : le texte prend désormais une résonance très particulière, et fait accéder la chanson à un degré (encore) plus intense.
Après ça, "Nanortalik" continue sur cette lancée prometteuse : si le titre est du Dominique A tout craché, retrouvant cavalcade rythmique et thèmes habituels (désir de fuite, grands espaces, rêveurs brinquebalants paradoxaux), l’enveloppe sonore parvient encore à éviter le pompiérisme, grâce à quelques lignes de synthés extrêmement accrocheuses…
Dans le dossier de presse et en interview, l’artiste a confessé avoir voulu s’inspirer des productions du groupe Orchestral Manœuvres In The Dark (pourtant pas la plus "branchée" des icônes New Wave, hum !). Effectivement, quelques gimmicks ici et là peuvent évoquer "Enola Gay" & Cie : sans véritablement sonner comme un bête "revival 80’s", ils contribuent tout de même à rendre les morceaux particulièrement accrocheurs.
Interrompant ces envolées pop, le titre suivant ("Qui es-tu ?") sonne le rappel de la noirceur : la voix redevient murmurée, inquiète, évoquant une vie de couple subitement rongée par le doute. Etrange chanson, dont le refrain glaçant, ponctué par un mystérieux piano trafiqué, paraît surgir de quelque manoir hanté, sans craindre le ridicule goth.
Après cette réussite, la plage suivante, "Hasta (que el cuerpo aguante)" nous déçoit : sans être mauvaise, elle fait un peu doublon avec "Nanortalik", développe exactement les mêmes thèmes sur un mode musical proche des tares de L’Horizon (trop de guitare sèche rythmique, notamment). On en retient surtout la dernière partie, reprenant le texte en mode parlé accéléré, registre peu usité chez le chanteur.
Dieu merci, la chanson qui donne son titre à l’album rehausse ensuite le niveau, et le disque se remet à tutoyer les hauteurs. Pic (à glace) paradoxal : malgré la chaleur de la voix et le charme de claviers enrobants, les sentiments ici exprimés sont extrêmement ambivalents. L’entrée en musique, comme une entrée en religion, y est suggérée par un vocabulaire à la fois beau et inquiétant, dont on n’a encore pas "trouvé le sens" (comme dirait l’autre), ni fini de sonder les profondeurs…
"Je Suis Parti Avec Toi", de son côté, repose sur un gros martèlement rythmique, violemment proche de certains éclats de Remué ou d’enregistrements solo (DVD des Bouffes du Nord). L’idée de couple y est, une fois de plus, sondée et mise à nue, plongée dans la froideur pour en éprouver la solidité.
"Le Bruit Blanc de l’Eté" est plus amène en apparence, avec une mélodie imparable (idéal prochain single) rappelant l’accessibilité de La Mémoire Neuve. Après des années de repli anti-commercial soit disant "intègre", on est heureux de voir que Dominique A est encore capable de faire ça : une pure chanson pop ! Néanmoins, le texte ramène quand même une pointe d’inquiétude, contrepoint typiquement anéien à toute cette luminosité mélodique.
"Des Etendues", qui vient ensuite, est peut-être le plus beau morceau du lot, rêveur et contemplatif à souhait. Sur un joli motif de guitare, il tisse un lien entre paysage et sentiment amoureux, grands espaces et géographies intimes de belles (filles) étendues… L’évocation est suffisamment lunaire/lacunaire pour laisser l’imagination opérer, boucher les trous (si l’on ose dire) avec nos propres obsessions.
"Les Garçons Perdus", quant à lui, dessine les silhouettes sombres de jeunes gens qui "ne rient jamais… et tiennent trop de nous". Peut-être l’auteur joue-t-il à stigmatiser certains de ses propres clichés déprimants ? Le texte reste heureusement assez ambigu pour ne pas sombrer dans l’explication littérale, sur fond de riffs encore très accrocheurs.
Après ça, "Hotel Congress" apparaît comme une synthèse parfaite de l’univers de Dominique A, tant on y retrouve de thèmes renvoyant à d’anciens morceaux : "Hotel Bratthold" pour l’imagerie tourisme-bordel décadent, "Pour La Peau" et son horreur de la chair, "Le commerce de l’Eau" pour cette vision des amants traqués, "La Retraite à Miami" pour l’américanité sordide, etc. Soniquement parlant, le titre évoque surtout le meilleur de Remué, et l’on ne peut que s’en réjouir !
Enfin, "La Fin d’Un Monde" conclut idéalement les choses, sur une note d’optimisme paradoxal (ou pessimisme contradictoire, au choix) : tout s’écroule, mais profitons de l’instant présent ! nous est-il dit en substance… Formellement, le morceau joue aussi sur des contrastes, démarrant en mode "dictaphone" avant de prendre la forme d’une chanson-tango chatoyante, séductrice en diable… mais assez courte, néanmoins, pour éviter le soupçon de putasserie.
Au final, il nous semble être en présence d’un album d’assez bon cru… La gageure esthétique a tenu son pari : le disque sonne "pauvre mais beau", et devrait contenter les fans purs et durs qui, souvent, préféraient leur chanteur en solitaire, que ce soit sur scène ou sur disque. L’artiste semble avoir retrouvé une manière plus franche de se coltiner avec l’auditeur : le son n’est pas confiné, mais compact et synthétique ; il nous venge des grandes cavalcades de guitares à grosse réverb' qui, ces dernières années, avaient fini par nous fatiguer.
Quant aux néophytes, ils y trouveront des chansons plus évidentes que sur les précédents opus… et même quelques singles imparables susceptibles, dans un monde idéal, de devenir des tubes radiophoniques, pourquoi pas ?!
Cela dit, on ne se refait pas : Dominique A, s’il aime (et aspire à) séduire, attache tout de même une importance quasi "morale" à la façon d’y parvenir… et le format pop qu’il pratique ne flirte jamais avec une facilité commerciale de bas étage, qu’on se le dise…
A la sortie de L’Horizon, Dominique A avait déclaré que ce disque-là était en quelque sorte une synthèse de toute sa discographie… Ce n’était pas vraiment le cas (ou alors une synthèse ratée). On en est beaucoup plus proche ici : tous les aspects de son oeuvre passée se retrouvent et cohabitent enfin avec un bonheur indéniable. Et si l’on n’a pas assez de recul pour dire si l’album figurera parmi ses "classiques", on peut d’ores et déjà louer sa cohérence et son efficacité.
[Note : on pourra aussi en prolonger l’écoute grâce à une édition double présentant pas moins de douze titres supplémentaires ! Intitulée La Matière, ce deuxième disque propose un envers plus complexe à cet album apparemment si "évident". Nous en reparlerons dans une prochaine édition…] |